Fabienne Brion, Islamologue et professeure de criminologie à l’UCL a donné, en juin, une série de conférences sur la radicalisation, a destination du secteur (jeunesse) associatif. Sans nier les faits, elle remet en question cette radicalisation des jeunes vers l’Islam politique, à la lumière de nos démocraties. Interview.
Le processus de radicalisation, pensé en système pyramidal, démarre sur un palier de critères larges « des gens malheureux dans la société», pour se développer en « frustration », « radicalisation » puis « terrorisme », comme le définit le modèle de Moghaddam en 2005 avec sa métaphore de l’escalier vers le terrorisme (cf. infographie). Ou encore le radicalisme pourrait se développer à partir d’un sentiment de malaise psychologique, par rapport à des conditions matérielles difficiles ou d’opinions radicales. Mais l’action « sécuritaire » d’Etat masque les questions sociopolitiques ou psychologiques de ceux qui passent à l’acte de façon très violente. Dans tous les dispositifs d’Etat (renseignement, sécurité, etc.) et à tous les niveaux de pouvoir et de compétences, on focalise sur la radicalisation de l’Islam politique. Toute l’action anti-terroriste est pensée à partir de ce modèle de pensées « pyramidal ».
Lorsque la Commission européenne (avec un groupe d’experts) a commencé à travailler sur la radicalisation, suite aux attentats de Madrid (2004) et de Londres (2005), d’entrée de jeu, elle s’est focalisée sur l’Islam politique même si les experts ont élargi l’angle aux autres formes de radicalisation (de gauche, de droite, des mouvements anarchistes, etc.). Mais, les dossiers soumis à la Justice concernent majoritairement des personnes liées à l’Islam politique. La radicalisation d’extrême droite existe mais la priorité de la politique criminelle est axée sur le djihad violent.
Loin de la théorie du complot, il y a un processus mondial de reconfiguration après la fin de la Guerre froide remplacé par le «choc des civilisations», créant un nouvel ennemi. Par ailleurs, la crise du pétrole de 1973, provoque une succession de paniques morales qui ont construit l’Islam comme une religion dangereuse. Les jeunes héritiers de l’immigration ont grandi dans ce type de discours. La troisième génération – citoyens à part entière – revendique de ne pas devoir, comme leurs parents ou grands-parents, masquer leurs caractéristiques (autre que celle de n’être qu’un force de travail). C’est clair, il y a aussi une propagande qui leur est audible. Et donc la politique anti-terroriste a créé un ennemi, sachant que les documents européens en matière de lutte contre le terrorisme sont antérieurs au 11 septembre 2001.
A partir d’un moment vous représentez comme ennemi toute une série de jeunes qui n’ont pas d’avenir en Europe alors on peut décider de les voir comme des ennemis. Je ne dis pas que la radicalité de ces jeunes n’existe pas. Mais parler du jeune qui ne trouve pas sa place et qui choisit d’aller dans des terres en guerre, en Syrie ou ailleurs, cela pose la double question des jeunes et de notre société qu’ils quittent. Or cette question n’est pas prise en considération. On se dit que le problème c’est «eux», que la seule attitude à avoir est de se défendre sans chercher à comprendre pourquoi ils quittent nos démocraties.
Si vous prenez les discours de propagande de certains jeunes, ils ne croient plus à la justice, à la démocratie, à la société dans laquelle ils vivent. Malheureusement, ils vont se donner des raisons de penser ce qu’ils font. Le radicalisme est aussi un processus de socialisation avec d’autres normes sociales. Ils ont certes une mauvaise lecture mais ils mettent en évidence le dysfonctionnent de notre démocratie.
Ce que j’ai pensé de ma tournée de conférences auprès du secteur jeunesse… Il m’importait de la faire, pour plusieurs raisons :
Premièrement, les OJ, MJ etc. sont des lieux où, en principe, les jeunes sont accueillis à partir de leur condition de jeunes, et de futurs « citoyens »… et pas à partir d’un problème qu’il faudrait prévenir ; ce sont aussi des lieux où leurs questions peuvent être accueillies, travaillées, élaborées… dans un cadre distinct du cadre scolaire (les publics ne sont pas des publics captifs) ;
Deuxièmement, la notion de « citoyenneté », centrale dans le dispositif, est pour une partie du public qui les fréquente, une notion dont il y a lieu de se méfier, évoquant le rattachement à un Etat (ou, au contraire, l’impossibilité de s’y rattacher) ; l’Etat lui-même évoquant de moins en moins l’idée de protection, et de plus en plus des appareils de répression ;
Enfin, la demande qui m’était adressée était de parler de « radicalisation » (et du départ de jeunes vers la Syrie, la Somalie, ou d’autres terres définies comme des terres de djihâd).
Il arrive que des Européens, jeunes ou moins jeunes, partent combattre en étant très avertis de toutes les dimensions du conflit . D’autres partent parce qu’en Europe, ils se sentent stigmatisés, humiliés. Dans leur cas, la « prévention » ne peut être obtenue que « de surcroît » – à condition de ne pas être l’objectif (à condition que ces jeunes ne soient pas abordés, une fois de plus, comme individus problématiques).
Les OJ, MJ etc. ont, en ce sens, un rôle important à jouer – d’autant plus important qu’il est « à côté », et que le dispositif lie à partir de notions telles que l’ouverture, l’échange, la créativité, etc.
Pour le reste : surprise (pourtant, ce n’est pas la première fois que je fais le constat) de remarquer que parler de radicalisation est plus facile à Liège ou Charleroi qu’à Bruxelles (cela valait aussi pour les émeutes). Sans doute parce que l’histoire ouvrière est davantage ancrée dans la mémoire à Liège et à Charleroi ; ou parce qu’à Bruxelles, il y a davantage qu’à Liège et à Charleroi une superposition entre clivage social et clivage dit « ethnique ».
propos recueillis par Nurten Aka