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Rencontre & Réflexion

Les jeunes dans la société contemporaine : au centre de la contradiction ?

  25 Déc , 2017    COJ

Aujourd'hui, les jeunes,comme la génération Z (15-25 ANS), baignent dans un modèle culturel subjectiviste en contradiction avec l'idéologie Néo-libérale du moment. Une analyse de Guy Bajoit, docteur en sociologie (UCL), lors d'une « matinée réflexive » du C-paje, intitulée Comprendre les jeunes d'aujourd'hui.Clés de lecture du contexte idéologique dans lequel les jeunes évoluent et posent des choix. Interview d'hier à aujourd'hui.

Vous dites : « Aujourd’hui, les jeunes sont nés et ont été socialisés dans un monde qui les fait rêver plus haut et plus grand, mais qui répartit très inégalement les opportunités et les ressources pour réaliser les rêves qu’elle éveille. ». C’est-à-dire ?

Les jeunes d’aujourd’hui vivent dans un modèle culturel subjectiviste où la société invite chaque individu à être sujet de lui-même. La plupart des messages culturels que les jeunes reçoivent (par l’école, le cinéma, la publicité, les magazines, la famille, les copains, la toile, etc.) les invitent à mettre la barre haut. Ils leur disent : 1. « Sois toi-même » : réalise-toi dans ta singularité, épanouis-toi 2. « Choisis ta vie » : décide de tout : études, couple, travail, mode de vie, etc. 3 « Ne souffre plus » : ni pour naitre, étudier, travailler, vivre en couple, ni même pour mourir. Vis tout ce que tu fais avec plaisir et passion 4. « Sois prudent » : fais attention aux maladies (sida, cancer, obésité, malbouffe, tabac, alcool…), aux accidents (la ceinture de sécurité…), à l’exclusion sociale (chômage, solitude, délinquance…) 5. « Sois tolérant » dans le vivre-ensemble. Cinq injonctions que la culture régnante attend de vous si vous voulez avoir une « vie bonne » et qui sont identiques à tous les jeunes (ils regardent les mêmes écrans et les mêmes vitrines). L’important, ce sont les ressources nécessaires pour obéir à ces injonctions. Si le modèle culturel vous dit « Sois toi-même », la société doit pourvoir vous donner les moyens de devenir vous-même : la santé, l’éducation, du travail, des revenus (sans revenus, vous ne pouvez rien faire), de l’info, une alimentation, etc. L’injonction générale « sois toi-même » vous mène directement sur la question des ressources.

En contradiction avec l’idéologie néo-libérale ?

Nous sommes dans une société néo-libérale qui dit aux gens « Choisissiez votre vie » mais en leur disant ça, elle leur dit ce que j’appelle les CCC : consommez, soyez compétitif, communiquez avec le monde. C’est la traduction idéologique du modèle culturel subjectiviste par la classe dominante. Consomme, sois compétiteur, sois plein de créativité, invente ta vie et crée, en plus, ton emploi toi-même (Start Up), communique aussi avec le monde, toute la journée sur un écran. Toutefois, ce n’est pas la seule façon d’interprétation. Il y a ceux qui disent « Je ne joue pas là-dedans. Je vis modestement avec 800 euros par mois mais je fais de la musique, de la poésie, de la peinture, je crée une asbl, je fais du journalisme etc. Je me réalise et au moins, je ne m’emmerde pas ». Il faut vraiment être convaincu pour faire cela.

Se réaliser sur terre, c’est pourtant une belle ambition.

Je dis toujours dans mes conférences sur la jeunesse : vous avez bien de la chance d’être nés aujourd’hui. Vous êtes probablement la première génération à qui la culture dit : « Sois toi-même, choisis ta vie, etc. ». Au cours de l’histoire de l’Europe occidentale, aucune culture/société n’a dit ça à ses membres. Elle leur a dit : sois un héros, sois un civique, sois un bon artistocrate, sois un bon travailleur, sois un bon croyant… mais elle leur a toujours dit de l’extérieur ce qu’elle devait faire. Maintenant, la société leur dit « Be Yourself ». Alors, évidemment, vous ne savez pas ce que ça veut dire, donc vous devez l’inventez pour vous. Vous avez le droit de l’inventer. Et il y a des pièges : vous n’aurez pas les moyens car la société ne donne pas à tout le monde les ressources pour réaliser ce qu’elle enjoint à tout le monde de faire.

D’où vient le modèle subjectiviste régnant ?

Le monde subjectiviste vient des années 70. Le premier choc culturel, vraiment violent et décisif, a été Mai 68.  On a tout exagéré.  On a ouvert l’utopie à fond. On a dit : tu peux croire ce que tu veux, vivre ce que tu veux, épouser qui tu veux, choisir ta sexualité, etc. On a pensé qu’ « ll est interdit d’interdire », que « Sous les pavés,  la plage ». Ce n’est pas vrai, évidemment. Après, tout cela s’est réencadré autour de nouvelles exigences.

Le siècle des jeunes d’aujourd’hui a démarré dans les années 70 ? Ils payent la facture de Mai 68 ?

Non, ce serait trop simple. Mais manifestement, l’esprit 68 contribue au modèle subjectiviste. Cela vient avant tout de la crise du modèle culturel progressiste précédent : la crise de l’état-providence, la crise du modèle communiste et la crise du capitalisme lui-même. C’est la crise de toutes les voies de l’industrialisation.

C’est-à-dire ?

Le modèle culturel progressiste vient avec les révolutions industrielles des 18ème et 19ème siècles qui a mis en place un modèle de société industriel et démocratique qui a pris quatre formes historiques pour se réaliser selon les pays : nationaliste ou libéral (pour la voie capitaliste) et social-démocrate ou communiste (pour la voie socialiste). Mais nous étions avant tout dans un modèle industriel où l’on produit surtout des biens industriels. Cette (première) modernité-là crée une modèle culturel progressiste : les gens croient au progrès, à raison (science et démocratie), à l’égalité, au devoir, à la nation. Cinq injonctions auxquelles les gens croyaient comme mon père, mon grand-père et moi-même. Il faut être utile à la société, il faut apporter quelque chose. On doit se former et quand elle a quelqu’un de formé, la société le met au bon endroit et elle essaye de profiter de sa compétence et de sa bonne volonté à apporter quelque chose. Ce modèle-là a fait « progresser » une partie importante de l’Humanité (le reste, on lui a plutôt imposé). Ce système, dans toutes ses formes, est entré en crise depuis les années 60-70.

Les jeunes sont souvent taxés de paresseux, égoïstes, intolérants, non-militants, individualistes, etc.

Il y a une conviction et le mépris (d’une partie – ce n’est pas tout le monde) dans toutes les générations que la génération suivante est incapable de rependre les flambeaux des luttes sociales qu’elle a menées. Donc fainéante, pas de valeurs, etc. Je pense que les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas plus individualistes que mon grand-père. La société vous dit comment il faut vivre pour avoir une « vie bonne », vous y croyez, on vous l’inculque par l’éducation. à partir de ce moment-là, ils donnent du sens à leurs intérêts personnels, individuels en se fondant sur le principe de sens du modèle culturel dominant. Ils peuvent très bien construire des solidarités là-dessus, ce qu’ils font d’ailleurs (les associations de jeunes, le bénévolat des jeunes, les manifs, etc.). Le rapport au militantisme n’est plus du tout le même que celui que moi j’ai connu où on obéissait aussi à son organisation. Une discipline que la jeunesse d’aujourd’hui ne supporte plus ou voudrait voir structurer autrement. C’est sans doute la première génération qui devra inventer elle-même son rapport à l’autorité, ses normes et son rapport aux normes.

Votre analyse vaut aussi pour les adultes. Quelle est la spécificité pour la jeunesse ?

Le modèle est pour tout le monde. Les adultes peuvent freiner et rester sur leurs croyances d’avant. Les jeunes sont plus exposés, plus « dedans ». Ce n’est pas une spécificité de la jeunesse mais la progression de ces idées-là est la plus forte chez les plus jeunes, ceux qui ont entre 15 et 25, plus instruits, plus urbanisés et moins croyants. Ils sont les plus perméables à adopter ce modèle.

Comment résister au modèle capitaliste CCC sans renoncer au modèle culturel subjectif où l’individu peut s’inventer, poser ses choix ?

Un modèle culturel n’est pas idéologique. Il est en deçà. De la même manière que le progrès, c’est ce que tout le monde veut. Après, il entre dans l’interprétation idéologique et ses pratiques. Les interprétations du modèle culturel sont des idéologies ou des utopies. C’est cela qui est important.

 Propos recueillis par Nurten Aka

 

C-paje : art et politique

Chaque année, le C-paje se lance dans un grand projet engagé pour et avec les animateurs et leurs publics de jeunes. L’OJ a ainsi questionné les enjeux contemporains comme la crise économique de 2008 (causes et impacts) ; la démocratie (et les mécanismes de participation du peuple aux décisions) ; les frontières (réelles ou virtuelles, imaginées ou incorporées), etc. à chaque fois, avec une approche analytique et pratique, mêlant réflexion, expression et création « Des jalons surs pour comprendre le monde et se donner quelques moyens d’y agir » explique le C-paje. Pour 2017-18, l’asbl aborde la thématique Jeunesse, le poids des préjuges afin « d’examiner collectivement l’image des jeunes portée par la société́ et de permettre aux jeunes participants de traduire leurs aspirations, réflexions et propositions en créations collectives qui seront diffusées dans l’espace public et virtuel ».   A  suivre sur www.c-paje.net