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Rencontre & Réflexion

A l’encre de la violence sociale

  14 Déc , 2018    Elodie Hemberg

« Tu ne peux plus conduire sans te mettre en danger, tu n’as plus le droit de boire d’alcool, tu ne peux plus te doucher ou aller travailler sans prendre des risques immenses. Tu as à peine plus de cinquante ans. Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce. ».

Cet extrait est d’édouard Louis dans son dernier livre Qui a tué mon père. Titre sans point d’interrogation parce qu’il sait. Il connait les noms. Et les décisions politiques successives qui

anéantissent les corps. Pour sa famille : le changement du RMI par le RSA par le gouvernement Sarkozy obligeant son père au dos broyé par un accident du travail à accepter un emploi de balayeur dans une autre ville. Son constat alors tranchant : son père avait le choix entre mourir et mourir. Soit mourir de pauvreté parce que les aides sociales allaient lui être enlevées soit parce qu’il allait plier sous le rude poids du monde du travail. Aucun misérabilisme mais une vérité qui fonde une colère intacte.

Certains livres bouleversent plus que d’autres, celui-là en fait partie. Il emporte ailleurs, vers d’autres lectures. Parce qu’Edouard Louis n’est pas seul. Avec les Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, tous deux sociologues, ils vivent l’amitié comme un mode de vie qui permet la résistance. Didier Eribon dans son intime Retour à Reims raconte, après la mort de son père, le retour vers son milieu d’origine populaire. Un retour vers soi après trente ans d’absence. Trente ans pendant lesquels il décrit son parcours de transfuge de classe sociale. Il dit :
« Le gout pour l’art s’apprend. Je l’appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu’il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale et pour mettre à distance celui, celle d’où je venais ». Tout aussi marquant encore quand il décrit sa mère qu’il retrouve : « Un corps d’ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu’est la vérité de l’existence des classes ». Leurs récits se recoupent lorsqu’ils évoquent l’impact de la politique sur une partie de la population dominée.

Racisme d’état ?

Avec Geoffroy de Lagasnerie, ils relayent une définition particulière du racisme, et des discriminations structurelles plus largement, empruntée à l’auteure et professeure américaine, Ruth Gilmore : le racisme est l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. Si elle peut sembler large, cette acception est éclairante dans le rôle joué par l’état.

En effet, quand un migrant se fait percuter, en Belgique, par un camion pour rejoindre l’Angleterre, quand un autre se suicide dans un centre fermé, quand Mawda est tuée par un policier : il s’agit de racisme d’état. Ce n’est pas un accident de la route, un suicide, ou un dommage collatéral dans le cadre de l’arrestation d’un passeur mais des décisions politiques qui refusent, alors qu’elles peuvent, les voies migratoires sures et l’accueil digne. Quand Adama Traoré meurt asphyxié lors de son arrestation par deux policiers : il s’agit de racisme d’état. Ce n’est pas un accident mais une conséquence de l’augmentation des violences policières et des contrôles au faciès. Quand, récemment, deux femmes SDF sont mortes dans les rues de Bruxelles (alors que le nombre de SDF est en constante augmentation) : il s’agit de racisme d’état.  Ce n’est pas une mort par le froid mais le résultat de l’absence d’une politique efficiente contre la précarité. Cette liste pourrait  s’élargir et concerner toute une série de populations : les personnes LGTBQI+ que ce soit dans l’augmentation des risques d’agressions de rue ou dans la probabilité du taux de suicide. Quand le nombre d’étudiants étant inscrits au CPAS est doublé en dix ans, comment ne pas mettre en lien cette précarité avec l’augmentation de la prostitution étudiante ?

Pourtant, en termes juridiques, l’égalité entre les citoyens belges existe, elle couvre également les étrangers. Cette égalité est inscrite dans la Constitution, le texte légistique le plus important dans notre pays. Des lois anti-discriminations sont adoptées en Belgique. Elles protègent contre les atteintes liées au genre, à l’âge, à l’origine ethnique, à la couleur de peau, à la sexualité, au handicap, à la religion, à l’origine sociale… Force est alors de constater que si l’égalité juridique existe, elle n’est pas suffisante. La Constitution n’est pas suffisante. Il faut agir pour que cette égalité juridique soit
effective.

Une réflexion par-delà la lecture de ces trois auteurs. Ils percutent et nous font dévier. Leurs écrits rendent visible la violence sociale, remettent en cause la responsabilité individuelle et éclairent sur le rôle réel de l’état et des institutions. Propos courageux, écrits salutaires.