La crise sanitaire a largement modifié notre manière de travailler. Alors que le télétravail était utilisé avec parcimonie, il est devenu obligatoire sans que les associations ou les travailleurs n'aient eu le temps de s'y préparer. L’occasion de faire un premier bilan sur les avantages du télétravail et les écueils qu'il peut provoquer.
La crise sanitaire n’a pas inventé le télétravail. En 2005, pour faire face aux désirs des employeurs et des travailleurs d’avoir recours à cette forme d’organisation du travail une convention collective de travail (CCT n°85) a été adoptée. Elle organise le télétravail dit structurel. Elle vise le travail effectué, de manière régulière et non occasionnelle, hors de locaux de l’association. « Modernité », « autonomie », « conciliation entre vie privée et vie professionnelle » ont guidé la rédaction de la CCT. Ce n’est qu’en 2017 que le législateur a adopté une loi pour régir le télétravail dit occasionnel qui vise les situations non régulières de travail en dehors des locaux de l’association. Pendant les jours de rendez-vous médicaux, de grèves et d’intempéries soudaines, les employés peuvent désormais travailler depuis leur domicile.
Depuis le mois de mars 2020, le télétravail est passé d’obligatoire à « fortement recommandé » avant de redevenir obligatoire. Et il faut bien admettre que ni le télétravail structurel ni le télétravail occasionnel n’était parfaitement adapté à la situation.
Car un des principes de base du télétravail est son caractère volontaire. Pour le télétravail structurel, la CTT impose qu’une convention soit rédigée relative à l’organisation du travail (indemnité, nombre de jours de télétravail, matériel disponible…). Pour le télétravail occasionnel, les conditions de sa mise en place peuvent être intégrées dans le règlement de travail. La procédure est plus simple. La demande émane du travailleur. L’employeur peut refuser mais il doit motiver sa décision. La crise sanitaire enlève ce caractère volontaire en ce qu’elle impose à toutes les parties d’y avoir recours.
Coûts et assurance du télétravail. Autre enjeu : les coûts et assurance du télétravail. S’il n’y a aucune obligation de paiement d’indemnités dans l’hypothèse d’un télétravail occasionnel, les règles sont différentes pour le télétravail structurel. Il appartient à l’employeur de payer les frais liés à la connexion et d’intervenir dans un dédommagement en cas d’utilisation du matériel privé de l’employé (1). La question du dédommagement des frais s’est beaucoup posée dans le cadre du « télétravail corona ». Le Spf emploi, travail et concertation sociale répond en ces termes : « l’employeur est tenu de fournir au télétravailleur les équipements nécessaires au télétravail, de les installer et de les entretenir et qu’il indemnise ou paie les coûts des connexions et communications liées au télétravail. Si le télétravailleur utilise ses propres équipements, les frais d’installation des programmes informatiques, les frais de fonctionnement et d’entretien ainsi que le coût de l’amortissement de l’équipement, liés au télétravail, incombent à l’employeur» (2).
Sur les questions d’assurance. Chaque employeur est tenu de souscrire une assurance relative aux accidents du travail. Lorsqu’un employé travaille depuis chez lui, la question du caractère privé ou professionnel d’un accident peut intervenir. La loi sur les accidents du travail prévoit que le télétravailleur sera couvert en cas d’accident de travail, lors du trajet entre son domicile et l’école de ses enfants, lors d’un trajet sur le temps de midi pour acheter son repas. Il est dès lors important de rédiger un écrit qui autorise le télétravail en mentionnant le domicile du télétravailleur ainsi que ses horaires de travail3.
Temps de travail et bien-être au travail. Un des risques du télétravail est de perdre la notion du temps et de ne plus distinguer le temps privé du temps professionnel. Les études montrent que les télétravailleurs travaillent plus (avec un déplacement des horaires de travail vers les heures de temps libres) (4). Cela entraine plusieurs questions qui doivent faire l’objet de discussions entre les travailleurs et les employeurs, notamment le droit à la déconnexion.
On le sait, pendant le confinement, l’objectif de « conciliation entre vie privée et vie professionnelle » n’a pas toujours été simple à maintenir, surtout pour les employés ayant également des enfants en bas âge. Si le législateur a prévu quelques mesures (chômage temporaire, « crédit-temps parental corona »), le télétravail, quand il n’est pas volontaire, peut être une source de complication entrainant une augmentation des risques psychosociaux. Cela concerne également les télétravailleurs isolés qui supportent moins bien cette solitude imposée. De manière plus générale, et sur le long terme, la question du télétravail ne pourra se départir de la question de l’environnement et du bien-être au travail et télétravail.
De l’enfermement au contrôle ? La flexibilité et la liberté sont les arguments forts en faveur du télétravail. L’employé organise son temps et ses pauses en fonction de ses besoins. Cela est à la fois valorisant et exaltant. Une crainte de certains employeurs est cependant de voir la productivité de leur entreprise diminuer. Alors qu’ils ne peuvent plus vérifier la présence de leurs employés dans les bureaux, ils pourraient être tentés d’insérer des mécanismes de contrôles à distance. Lorsque l’on voit que Microsoft propose maintenant aux entreprises d’améliorer leur rentabilité grâce à un « score de productivité » calculé à partir des données des salariés, il y a de quoi sérieusement questionner l’objectif « d’autonomie » visé par le télétravail. Il est compliqué d’adhérer à ces technologies entrepreneuriales qui veulent faire croire que la courbe du temps passé sur Teams est un facteur qui démontre nécessairement la qualité du travail effectué. (Tout comme il était absurde de présumer que seul un employé présent à son bureau est un employé qui travaille). À nouveau, au risque de faire perdre au télétravail nombre de ses avantages, il faudra questionner la question d’autorité, de contrôle et de confiance.
Outils numériques et règlement de travail. La crise sanitaire a obligé les associations à avoir recours au télétravail tout comme elle a obligé les employés à utiliser de nouveaux outils numériques. Nombreuses seront les associations qui continueront à avoir plus fréquemment recours au télétravail une fois la crise sanitaire terminée. Si les réunions Zoom, Teams, Gotomeeting, Jisti, Google meet ont pu en épuiser et en désespérer plus d’un, il est certain que, malgré tout, l’outil numérique ouvre des perspectives en termes d’organisation (inclusion des personnes à mobilité réduite, réduction des temps de trajet…). Il serait dommage de l’exclure complètement. Mais tant le télétravail que les outils numériques doivent rester au service des employés, il est crucial que le débat soit ouvert. La modification du règlement de travail au sein des associations et la rédaction de conventions de télétravail structurel sont des outils indispensables pour que les employés puissent discuter et bénéficier des avantages du télétravail sans ses inconvénients.
Elodie Hemberg, juriste à la COJ
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1. Sommes qui doivent être mentionnées dans une convention et elles ne peuvent dépasser certains montants au risque d’être considérées comme une forme de rémunération déguisée. Il s’agit d’un montant de 20€ pour l’utilisation de son ordinateur personnel et de 20€ pour la connexion internet. Il est également possible d’y ajouter des frais forfaitaires de bureau (électricité, chauffage, papier, petits matériels…) pour un montant de 129,49€. Il s’agit des montants maximums acceptés par l’ONSS.
2. https://emploi.belgique.be
3. Voir l’onglet Covid-19 du de la Cessoc pour plus d’informations (www.cessoc.be).
4. F. ROBERT, “Télétravail à domicile – le jour d’après”, BSJ, 2020, n°658, pp.7-10.
« Je procrastine. C’était déjà le cas au bureau, mais depuis quelques semaines, le « télétravail » est bien plus « télé » que « travail ». Le monde continue de tourner. J’ai toujours à manger dans mon assiette. Le salaire tombe sur mon compte en fin de mois. J’ai la chance qu’aucun de mes proches ne soit malade. Certains me manquent. Mais mon travail, dans tout ça ? Quelle est son utilité ? On s’en passe bien. Je m’en passerais bien. Ce qui me manque, ce sont mes amis et ma famille. Ce qui fait sens pour moi, c’est le temps que je me donne pour faire une activité artistique, me reconnecter à la nature ou même simplement me divertir. Les réunions à distance – quel bel oxymore, non ? – se suivent et se ressemblent : elles se résument à « bla bla bla ». De l’agitation stérile dans un monde à l’arrêt. En temps normal, j’aurais propension à lancer la question : « ne serait-ce pas une opportunité de retrouver le sens de nos activités humaines ? ». Mais je pense que, comme moi, beaucoup d’entre nous ont une réponse à cette question. Alors, on fait quoi ? Moi, je procrastine. »
« Au premier confinement, j’étais soulagée. Je n’osais pas trop le dire parce que nombreuses personnes et associations le vivaient plutôt mal. Mais j’étais ravie d’être chez moi. De ne plus avoir de trajets. De pouvoir faire les pauses au soleil et de quitter la ville pour la campagne. J’organisais mon temps comme je le voulais. Je travaillais mieux et plus vite. Je jardinais et je me promenais en forêt à la fin de ma journée de travail. Je mangeais local même sur le temps de midi. Il y avait là une qualité de vie retrouvée, une liberté d’organisation. Plus le bruit des voitures, plus le bruit des trains, plus d’avions dans le ciel. C’était un apaisement, une pause salutaire. Je travaillais dans un espace entouré de vert et j’ai vu la nature changer, les champs pousser… Au second confinement, une lassitude s’est installée. Les outils informatiques, la communication plus complexe, l’impossibilité de régler une discussion autour d’un café ont rendu le travail plus pénible. Je suis devenue plus lente et plus irrascible. Le temps extérieur y est certainement pour quelque chose. À 17h00 il fait noir, et les promenades de fin d’après-midi ont été moins fréquentes. Mais cela n’explique pas tout. Le travail a toujours été pour moi un lieu d’amitié et d’échanges. Les verres au bar après le travail, les discussions politiques sur le temps de midi, les cigarettes devant l’entrée ou par la fenêtre de la cuisine font que le travail prend une tournure agréable, qu’importe la tâche effectuée… Le télétravail a ouvert des possibilités et a montré ses limites. Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison. Et ici, du télétravail, j’en fais une overdose. »
« Je pourrais hiberner comme ça encore quelques années. Pourtant, je me sens pris au piège. Mener une vie normale dans une période anormale. Continuer le boulot presque comme si de rien n’était. Enchaîner des zoom, réunions d’équipe, formations etc., piège à cons ? Je n’ai plus envie d’apéro en ligne. Au deuxième confinement, j’en ai eu marre de la « bravitude ». Christophe André me gonfle désormais. La société et la politique sous Covid-19 me donnent le vertige. La situation des jeunes et des vieux, des artistes et des indépendants, des migrants, des hôpitaux, des fragilisés, me donne le vertige. Les parcs et les commerces bondés, aussi. Depuis mars 2020, j’ai souvent le vertige. Le suicide d’une jeune barbière à Liège m’a saisi d’effroi comme à chaque fois que j’entends des drames « individuels » liés de près ou de loin au travail/emploi. On peut en arriver là ? Bref, tout est là pour sombrer (ta gueule, Christophe André, yoga, méditation, les cinq habitudes pour garder le moral, etc.). Dans ce contexte : travailler, télétravailler, là d’où on est, à quoi ça sert ? Télétravailler devant un écran rend les choses vaines. Partager des idées avec l’équipe, par écrans interposés, reste une maigre consolation. S’épuiser dans la culture du travail par projets, à la participation tous azimuts, à la décision forcément collective, aux grilles d’évaluation, à l’utilisation intensive d’outils numériques. Travailler en grilles de tâches, en rétro-planning, en agendas communs, en e-mails et reply to all, etc., c’est épuisant. Il parait pourtant que cela nous rendrait plus efficace, qu’on gagnerait du temps. La quête du Graal. Le travail se dilue en mille tâches parfois anecdotiques, en surcharge inutile. J’en perds le nord pris dans ce trafic agité et caricatural de l’époque, brassant presque du vent entre la forme et le fond. La vie devrait être ailleurs. Et pourtant, paradoxalement, j’ai souvent un certain plaisir à me lever aux aurores, à sourire au jour qui se lève, prendre mon temps avant de m’installer dans mon bureau pour une journée de boulot. Quand je doute de la « nécessité » de mon travail, j’imagine mon association au point mort et disparaitre. J’imagine toutes les associations du pays dans le même cas. Ça me redonne le sens, l’envie de poursuivre, d’injecter du vivant. Mais travailler/télétravailler : faut-il en faire autant ? L’idée de retourner au bureau, au même rythme/logique des choses, comme si de rien n’était alors que des mois de télétravail et de société sous Covid nous ont épuisés, voire traumatisés, cela me donne juste envie de balancer mon ordi et d’aller voir ailleurs si j’y suis… »
« Ce qui me va très bien ? Ne plus faire les trajets Wallonie-Bruxelles, même si j’avais toujours un livre à lire, un documentaire à regarder. Ce qui me va très bien ? Les pauses. Aller s’asseoir un instant dehors, aller à la poste, à la pharmacie, vite fait, régler des petits trucs du quotidien qui sont parfois de véritables épines dans nos agendas de salariés. En télétravail, pratiquement depuis mars 2020, j’ai l’impression de découvrir mon village en journée et la vie des gens qui prennent le temps. Moi aussi, je (re)prends le temps, celui de cuisiner le soir, celui rien que pour soi, celui que je perdais dans les trajets, les gares bondées, la promiscuité nerveuse. Autre plaisir : avoir du bon matériel pour travailler à la maison (un grand bureau, plusieurs espaces de travail possibles). J’ai profité un peu de ma maison, pour la première fois… Ce qui ne me va pas ? Être loin du bureau et des collègues, une « maison » en soi. Les entendre répondre au téléphone, se faire un café, courir dans l’escalier, photocopier un document, se croiser cinq minutes pour voir comment s’est passé le week-end, avoir un clin d’œil complice, un fou-rire, partager un repas, causer littérature et théâtre, se raconter des blagues. Se réunir à deux ou trois pour mettre en œuvre un nouveau projet, préparer une réunion, boucler une formation, faire naitre les idées. Le tout, parfois, dans des moments de spontanéité, de légèreté… Ce qui devient compliqué ? La solitude. Travailler seule. Sans pouvoir demander l’avis d’un collègue de manière immédiate et rapide. Ne pas avoir pu soutenir un collègue pour qui la période aurait été compliquée parce que je ne l’aurais pas remarqué. Manger seule. Mon bureau me manque. Mes plantes, mes livres, l’ambiance parfumée, l’éclairage tamisé, l’atmosphère sympa, zen qu’on a créée dans cet endroit, le bureau. J’ai essayé de me persuader que le distanciel suffisait à combler cette solitude, qu’il savait remplir aussi un rôle social. N’importe quoi, ça ne fonctionne pas. C’est un faux-semblant dangereux parce qu’on y croit ou qu’on essaie de s’en convaincre… Ce qui me fait peur ? La reprise. La violence du rythme, le changement radical et la fatigue que cela va engendrer. Avoir peur du monde, des transports, de revenir en ville, dans la foule toujours nerveuse, toujours sous tension. Ce qui me fait peur ? Perdre le sens de ce que je fais et de pourquoi je le fais. Ne plus retrouver l’ambiance d’avant confinement au bureau. Une ambiance chaleureuse, très motivante qui me fait déplacer des montagnes professionnelles. Peur aussi de ces nouvelles habitudes qui vont rester et qui ne devraient pas, comme par exemple, le trop de numérique, vidéoconférences, webinaires, etc. et de distance entre nous… Ce que j’espère ? Pouvoir garder quelques jours de télétravail, en équilibre. Mais surtout retrouver très vite Nous, Ensemble et Chaleur humaine. Ils me manquent. J’oublie leurs visages. C’est long, trop long… »
Propos recueillis par Nurten Aka