Le tourisme et le voyage laissent, sur leur passage, une trainée de clichés et d'idées reçues: recherche d'authenticité, rencontre de l'altérité, impression que 'tout le monde voyage'... Exploration du sujet avec Jean-Michel Decroly, professeur de géographie culturelle, géographie et économie de l'activité touristique à l'ULB.
Depuis le 19ème siècle et l’émergence du tourisme moderne, ceux qui se prétendent être les voyageurs ont voulu montrer leur distinction. Il s’est construit une sorte de catégorisation entre le voyageur qui se déplacerait de manière intelligente, ouverte aux autres et sa figure antinomique, le touriste. Presque une distinction de classe. Cela renvoie au mépris à l’égard du touriste. L’idiot du voyage : histoires de touristes de Jean-Didier Urbain montre cela de manière magnifique. Les touristes ont d’ailleurs assimilé ce mépris. Dans les classes moyennes supérieures, beaucoup vous diront qu’ils ont conçu leur voyage « à l’écart des touristes ». Comme si cette figure incarnait une mauvaise manière de voyager.
Oui, c’est la masse mais c’est essentialiser le touriste, de dire que tous les touristes se résument à la figure de la personne qui voyage de manière standardisée, en groupe, en formule all inclusive. Premièrement, c’est une minorité. En Belgique, le pourcentage de touristes qui passent par un tour opérateur avoisine les 25 %, donc 75 % des personnes auto-produisent leur voyage. Deuxièmement, c’est considérer que toutes les personnes qui passent par des voyages organisés sont des « moutons ».
L’évolution des moyens de transport va réduire les durées et les couts de déplacement (le train, l’automobile, l’avion). La croissance du temps libre et les législations sur les congés payés sont des jalons importants mais ils ne suffisent pas à mettre en branle, à massifier, le phénomène touristique. Il faudra la croissance du pouvoir d’achat qui se fera après la Seconde Guerre mondiale en Europe et en Amérique du Nord (les Trente Glorieuses et l’accès à la consommation de masse). Sans cela, il n’y aurait pas eu un développement touristique aussi spectaculaire. Il y a eu aussi un phénomène d’apprentissage du tourisme dans les milieux populaires porté notamment par les pouvoirs publics. Le développement du tourisme social c’est-à-dire le financement de structures associatives pour que celles-ci donnent la possibilité à leurs membres (syndicats, mutualités…) d’avoir des séjours bons marchés ou encore les colonies et les centres de vacances. Tous ces éléments vont contribuer à apprendre le tourisme, ce que c’est de quitter pendant une à deux semaines son domicile et de vivre en dehors de chez soi en ayant des activités de loisir. Enfin, à partir des années 50, on voit se multiplier les tours opérateurs et se développer les chaînes hôtelières. Ce qui va contribuer à l’industrialisation du secteur. On passe de la petite agence de voyage ou l’hôtel géré par papa et maman à de grosses sociétés qui conçoivent et commercialisent une grande quantité de voyages, qui gèrent de très grands parcs hôteliers.
On parle d’arrivées touristiques internationales. Aujourd’hui, nous sommes entre 1 et 1,5 milliard sachant que les flux touristiques sont beaucoup plus importants que ces chiffres car la majorité des flux sont intra-nationaux. Ce sont les Français qui voyagent en France, les Américains aux états-Unis, les Chinois en Chine, etc. Les flux diminuent avec la distance. Il n’y a que 10 % des déplacements touristiques des Français qui se font hors Europe. On a toujours l’impression que le touriste voyage loin. Ce qui est faux.
Oui et non. Les 10 % des flux des Français hors Europe vont représenter 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Deux week-ends à Barcelone réduisent à néant les efforts de ceux qui mangent bio, s’alimentent en circuit court, circulent à vélo, ont installé des panneaux solaires, etc.
La mobilité internationale – que ce soit par du volontariat ou une année sabbatique après les études – participe de cette représentation sociale qui conçoit la mobilité comme « positive ». Depuis les années 50, on a l’idée que la mobilité apporte des atouts, des ressources, des compétences supplémentaires aux individus. être mobile, c’est être un « winner », être sédentaire, c’est être un « looser ». Aujourd’hui, des courants alternatifs défendent des déplacements plus lents et longs, respectueux de l’environnement voire même une volonté de dire : « l’exotisme est à côté de chez vous, non aux antipodes ».
L’idée profonde que voyager, c’est se découvrir soi-même est probablement liée au fait que l’identité se fait par contrastes et similarités entre soi et son environnement. Et donc, étant confronté à des environnements différents de ce qui est familier, cela peut contribuer à la construction de sa singularité. Je mettrais un bémol à la rencontre de l’altérité. Finalement que va-t-on rencontrer, avec qui va-t-on échanger ? Essentiellement d’autres touristes, les personnes avec qui on voyage (amis, famille) et les locaux (généralement dans le cadre d’interactions commerciales). Pour les jeunes, c’est aussi se confronter à différents environnements physiques, rythmes de vie, manières de faire. Formatif aussi dans deux cas : la débrouillardise et la sociabilité avec les personnes avec qui on voyage. Je dis souvent à mes étudiants : « On ne nait pas touriste, on le devient ». Il y a un apprentissage qui se fait quasi dans l’enfance, en voyageant avec ses propres parents, en colonies de vacances, avec des mouvements de jeunesse, etc.
Une idée fausse. C’est la confusion « vacances = tourisme » qui s’est constituée avec la massification du tourisme. Or, il y a des gens qui passent leurs vacances à domicile. En Belgique, 40 à 45 % des personnes n’effectuent pas de déplacement touristique (c’est-à-dire 4 nuitées par an en dehors de son domicile). Ils vont éventuellement faire une excursion. Le motif ? Le manque de moyens financiers. Plus que d’autres pays européens, les Belges vont plutôt investir dans l’achat d’un bien immobilier et l’entretenir. Le tourisme reste un privilège des classes moyennes, classes aisées.
C’est la mise en scène des lieux, que ce soit le patrimoine culturel ou naturel, selon des méthodes similaires. Exemple : un geyser en Nouvelle-Zélande avec son jet contrôlé qui devient spectacle. Quel que soit l’endroit, on va être confronté au même spectacle folklorique. Certaines authenticités ne sont, en fait, qu’une réécriture de pratiques culturelles existantes. Le touriste n’a pas envie de savoir. Ce qui compte c’est le sentiment d’authenticité, l’idée de ce qu’il va voir plus que ce qu’il voit réellement. Il préfère visiter « Brugge, ville médiévale » plutôt que « Brugge, ville médiévale reconstruite au 19 siècle ». D’ailleurs, les sociétés concernées ne sont pas dupes comme à Bali avec les rites funéraires mis en spectacle pour les touristes. A l’écart, la population continue de pratiquer les leurs.
La massification spectaculaire des flux touristiques est aujourd’hui en question dans les grandes villes européennes. Entre 2000 et 2006, la fréquentation touristique a été multipliée par 2,7 pour Berlin, 2,5 pour Barcelone. Le cas emblématique est la ville de Dubrovnik (lieu de tournage de certains épisodes de Game Of Thrones). La fréquentation a été multipliée par 4 depuis 2000 ! La cité compte 50.000 habitants et a encaissé 4 millions de nuitées par an. Un phénomène massif lié au low cost, aux activités des villes (festivals, Night Life, etc.), à l’offre d’hébergement (notamment avec l’arrivée des plateformes comme Airbnb), à des politiques publiques qui ont encouragé la venue des touristes. L’impact ? La réduction de l’offre d’hébergement pour les résidents et l’exclusion des classes populaires du marché du logement de ces grandes villes.
Les nouvelles technologies ont changé les pratiques touristiques. La rupture entre les lieux, la vie quotidienne/touristique est de plus en plus ténue. On consulte ses mails professionnels, on est branché sur sa vie active, connecté en permanence. On reproduit ce que l’on fait chez soi. Dans la vie quotidienne, on est amené à pratiquer le tourisme, à aller dans des bulles tropicales, des ski-dômes, etc. Il y a une interpénétration croissante entre la vie quotidienne et la vie touristique. Autre phénomène : la mondialisation. On voit apparaitre de grands groupes d’organisations touristiques en Chine, au Japon, en Inde, au Brésil où apparaissent de nouvelles classes moyennes. Cela change la carte touristique mondiale. Il est intéressant d’étudier comment ces populations réinventent le tourisme. Or, on constate qu’ils sont, actuellement, dans une logique de reproduction des pratiques touristiques.
A lire aussi : Récits de voyage