L'artiste Emmanuel De Candido a passé un mois à la Station Princess Elisabeth Antarctica pour son nouveau projet théâtral, provisoirement intitulé Tu seras un homme, mon fils… (www.compangiemaps.be) . Nous lui avions demandé une carte postale. Merci à lui.
Salut petit bout,
Ce matin j’ai appris que tu as participé à ta première marche pour le climat. Avant même ta naissance, tu bats déjà joyeusement des pieds dans le ventre de ta maman, au rythme des tambours et des slogans écologistes bruxellois. Waw ! Respect. Ici aussi en Antarctique, biologistes, géologues et glaciologues marchent pour le climat… la tête en-bas, Pôle Sud oblige ! Leurs recherches scientifiques devraient permettre de mieux comprendre les changements à venir. Glaces ancestrales, pierres millénaires, oiseaux polaires et micro-organismes leur révèlent d’incroyables histoires. Et comme « récolter des histoires », c’est mon job, je me sens en bonne compagnie avec eux.
Je t’écris assis sur un rocher de la moraine d’Utsteinen. Sur ma gauche, une cascade de neige scintille de mille éclats blancs et bleus. Face à moi, à perte de vue : l’étendue glacée. J’ai posé mon thermos de café entre deux gros cailloux, j’ai remonté mon cache-nez. Sur mon promontoire de granite rose, me voici installé à la terrasse du monde…
A la terrasse du monde, tu entends le vent souffler à travers ton bonnet.
A la terrasse du monde, il n’y a pas d’odeur, tu ne sens rien, tu te sens bien.
A la terrasse du monde, le prochain buveur de café doit être assis sur la côte Ouest, à 4000 km sur ta droite.
A la terrasse du monde, pas de bruit de voiture, pas de mégots de clope sous tes pieds, pas de téléphone portable, pas de serveur désagréable ni d’agréables serveuses, pas de journal sur la table, pas d’infos ni de ragots, pas de soir (il fait toujours jour en été), pas de dernière heure, pas de vif, pas de monde, pas de libération, pas d’humanité. Pas d’humanité.
A la terrasse du monde, tu ne te dépêches pas de finir ton café, de filer nourrir tes gosses, de retourner au boulot, d’aller soigner ta mère, tu ne te dépêches pas, sauf quand les nuages menacent.
A la terrasse du monde, pas de montre, pas de pluie, pas de déchets, mais des « horloges cosmiques », des « déluges de météorites » et des « poussières d’étoile » que les scientifiques étudient avec passion.
A la terrasse du monde, on n’oublie pas l’amour mais on pense d’abord à l’océan, ce qui revient au même.
A la terrasse du monde, je bois à ta santé, à la lueur des neiges, au miroir des glaces bleues, au souvenir des pierres, au vent qui siffle, au skua qui rapace et qui repasse encore, à ta maman, aux hommes et aux femmes de l’impossible voyage, au silence des rages, au repos des colères, au chien mort dans la neige, à l’enfant qui dort, au ventre de la Terre, aux enfants qui protestent, à l’harmonie sans âge.
Saurons-nous capables de garder cette terrasse intacte ? Je te souhaite de pouvoir toi aussi, un jour, t’y asseoir. De goûter au froid qui éveille les sens, à la solitude et au silence.
A 16 000 km de toi, je t’embrasse.
Ton (futur) papa.