Politique,Rencontre & Réflexion
Crispations identitaires, attentats terroristes, exclusions/spoliation des migrants, l’actu folle des derniers mois pose la question du « vivre ensemble ». Interview avec Edouard Delruelle, professeur de philosophie politique à l’Université de Liège, ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.
En effet. Et c’est inquiétant de se dire que ce qui fait problème (le vivre ensemble) est la chose la plus naturelle (parler, travailler, croiser des gens, etc.). Il y a encore une dizaine d’années, on aurait parlé d’interculturalité.
Parler du vivre ensemble plutôt que d’intégration va d’emblée mettre l’accent sur la nécessité d’une mixité avec, peut-être, un respect assez radical des libertés individuelles. Nous avons deux façons très différentes de l’emploi des mots. L’une portée sur la mixité comme une diversité qu’il faut laisser aller parce que naturelle aux êtres humains. C’est le multiculturalisme. Et puis, une autre vision qui pense la mixité en termes d’intégration des individus sur base d’un socle commun/citoyen. Ceux-là sont, dans le champ francophone, des laïcs voir des laïcistes. Découlent deux orientations politiques. D’un côté, on va mettre l’accent sur la reconnaissance des différences, de l’autre côté, sur la cohésion sociale. Ces deux orientations se retrouvent à travers l’Europe et dans le débat public en Belgique. Exemple avec la façon dont on pose la question des signes religieux. L’une s’axe sur la liberté individuelle, l’autre sur une neutralité qui nous rassemble.
En effet, mais nous devrons dépasser cette structuration. D’ailleurs, ces deux visions peuvent êtres instrumentalisés. Il y aujourd’hui une laïcité sécurisante comme Sarkozy ou Valls qui utilisent la laïcité dans un sens identitaire et clairement contre la minorité musulmane. Et les multiculturalistes qui, poussés à l’extrême (je pense aux Indigènes de la République), vont assimiler la position des populations d’origine immigrée à de l’indigénat, c’est-à-dire à des populations structurellement discriminées justifiant par là un communautarisme assez fort. Aujourd’hui, le débat est centrifuge entre ces deux camps « agités du bocal ». Toutefois, je pense que la reconnaissance des minorités et la neutralité de la fonction publique ne sont pas contradictoires. On peut plaider pour l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique et l’école et, en même temps, plaider pour la défense des droits des minorités. Par exemple, à nos citoyens musulmans : de vivre leur religion à égalité avec les autres (ce n’est pas le cas), d’avoir droit à des accommodements raisonnables, sur leurs congés, sur l’alimentation, sur une piscine réservée aux femmes, etc.
C’est l’effet « poupée russe ». Et nous venons de tomber dans le panneau. Quand on parle du « vivre ensemble », on va très vite aborder l’interculturalité, puis la religion, ensuite l’islam et puis après le foulard. Le foulard qui est en fait l’objet de fixation d’autres problèmes plus réels que sont les discriminations, les inégalités, les écoles ghettos, … ce que vivent réellement les populations d’origine immigrée.
Il y a une question musulmane comme il y a eu, aux siècles précédents, une question juive ou plutôt antisémite. Ici, la question de l’islam est d’abord la question de l’islamophobie pris au sens de racisme antimusulman. Comme on le voit actuellement avec les migrants où la question de l’islam est instrumentalisée. D’ailleurs, il y a parmi ces migrants des chrétiens, des orthodoxes, etc.
Le Danemark fait de la spoliation de biens comme faisait en son temps l’Allemagne nazie. J’en suis atterré ! Il y a en Europe et en Belgique une dénégation du fait migratoire. Pourtant la circulation (commerces, guerres et mélanges de toutes sortes) a toujours existé entre le nord et le sud de la méditerranée. La peur des êtres humains est compréhensible mais la haine est inacceptable. Actuellement, la position des uns et des autres se crispent. Les sociétés se ghettoïsent. Le triomphe du néolibéralisme début des années ’80 a mis en concurrence et en ségrégation les individus qui, sur le plan symbolique et imaginaire, ont désormais tendance à réinvestir les identités collectives les plus douteuses.
En effet, le racisme nouveau ne se justifie plus sur des bases biologiques mais sur des différences culturelles et en particulier, religieuses. Le racisme sur le faciès existe toujours mais il devient une porte d’entrée sur la culture de l’autre que l’on vise. Un racisme sur des identités culturelles. Aujourd’hui, nous avons un problème avec le refus de la mixité culturelle et sociale.
La société ne peut avancer que si les individus-citoyens adhèrent personnellement à quelque chose comme un contrat social, de vivre ensemble. Il y a des groupes entiers qui n’en veulent pas et tombent dans la ghettoïsation, chacun dans son quant-à-soi, son identité, sa vision des choses, ses intérêts. Aujourd’hui, nous avons une population diversifiée avec la question de l’islam (même s’il faut relativiser, ce n’est que 7% de la population belge avec une forte présence à Bruxelles). Nous avons à reconstruire un pacte culturel, non entre les communautés, mais entre les individus et les différents courants.
En effet, des choses existent mais c’est du plâtre sur une jambe de bois. Tant que la dynamique globale de la société ne change pas (et cela ne peut se faire qu’au minimum au niveau européen), on ne règlera pas le problème. Ce que nous vivons actuellement, c’est l’échec de l’Europe, sa complète débandade. Or, ce n’est qu’au niveau européen qu’on pourrait mettre fin au dumping social, décider d’un traité de convergences sociales européen, que l’on pourrait régler la question des migrants. Je plaide pour une citoyenneté européenne directe, de déconnecter la citoyenneté de la nationalité. La mixité ne peut fonctionner que s’il y davantage de convergence sociale et un socle citoyen solide. Et puis après, je suis pour laisser la nature des choses et des cultures. Mais si on n’a pas ces deux conditions, je crains fort qu’en termes de mixité, on tombe dans la ghettoïsation où chaque culture se met dans son coin avec ses canaux de diffusion, ses écoles, ses théâtres, son réseau culturel.
Je suis toujours frappé de cette évolution. Ainsi, le premier rapport des pouvoirs publics (publié en 1993) sur la question de l’intégration et de l’immigration faisait une série de propositions sur ces fondamentaux pour lutter contre les discriminations, les inégalités et réussir l’intégration. C’est assez symptomatique de voir que dix ans après (vers 2004-2005), la Commission du Dialogue Interculturel (dont j’étais rapporteur), tout en restant sur ces fondamentaux, s’occupait beaucoup plus de problèmes tel que le foulard. Ensuite, avec les Assises de l’Interculturalité (2009-2010), nous étions encore plus dans des questions d’abattage rituel, de foulard, d’accommodements raisonnables, etc. On a donc sur-culturalisé les problèmes. Ces questions de sociabilité primaire doivent être réglés mais il faut revenir aux fondamentaux. Et on voit bien depuis des décennies l’échec des élites dirigeantes : écoles ghettos, discriminations à l’embauche, ghettoïsation en matière de logement. Aujourd’hui, en Belgique, la pauvreté est en train de se déplacer des personnes âgées vers les jeunes (souvent les jeunes issus de l’immigration). On est en train de créer une situation explosive à coincer les jeunes dans l’impasse. C’est un enjeu grave qui nécessiterait d’urgence un plan pauvreté des jeunes.
Le travailleur social est en perte de repères face à des difficultés liées à des questions interculturelles et à des demandes de contrôle social. A mon sens, il est temps de penser à des états Généraux du Travail Social.
Le paradoxe de la mixité est que le mélange ne peut se faire qu’avec une identité citoyenne de droits égaux, une certaine neutralisation des différences pour pouvoir ensuite sortir ces différences. Il est beaucoup plus facile d’organiser des sociétés homogènes. La mixité n’est donc pas naturelle, elle doit s’organiser.
Propos recueillis par Nurten Aka