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« Pour apprendre à parler, il faut des gens qui vous écoutent. »(1) . La relation éducative est inégalitaire ; entre d’un côté, une ou plusieurs personnes (enfants ou adultes) en situation d’apprentissage [les apprenant-e-s] et d’un autre, une ou plusieurs personnes qui pilotent, organisent ou accompagnent les apprentissages [nous appellerons ces dernières de manière générique des « pédagogues »].
Il s’agit d’assumer cette équation, non pour confiner les protagonistes dans des cases hermétiques, mais bien parce qu’elle indique les responsabilités propres à chaque camp : un camp a pour mission d’apprendre, l’autre de développer les stratégies idoines pour que les apprentissages soient possibles. Quoi qu’il arrive, les deux camps auront bougé. Dans cette équation inégalitaire, quelle posture du côté du savoir (et du pouvoir) pour accompagner les apprenant-e-s dans une perspective d’Éducation Nouvelle ? Comment les pédagogues dosent leurs interventions, leurs questions (plutôt que leurs réponses), leurs silences ou leurs retenues ? Au-delà des actes, les pédagogues qui s’interrogent sur leurs pratiques devront aussi interroger les dimensions suivantes : j’agis pour qui, je soutiens quoi ? Et par voie de conséquence, quelle place je laisse aux apprenante-s ? Et les dispositifs pédagogiques que je déploie, sont-ils en cohérence avec les réponses aux questions précédentes ? Quelques éléments de réflexion en vue d’affiner les interventions éducatives ou, à tout le moins, de tenter de poser celles-ci dans un cadre…
Euphémisme pour les tenants d’une politique éducative, révélation pour les technocrates…
Que cela soit conscient ou pas, les modèles éducatifs véhiculent des visions de société et, par-delà, des visées politiques. Quand l’autorité politique prône, par exemple, la nécessité que l’école « réponde aux besoins de la société », il s’agit ni plus ni moins d’abaisser l’oeuvre d’éducation à la nécessité fonctionnelle du moment, sans que d’aucune manière ne soient interrogés ni l’avenir ni la société agissante. Si l’école se restreignait à ce champ, socio-économiquement rentable, elle se poserait comme sous-traitante volontaire de notre société de consommation en l’entretenant en l’état. A l’inverse, lorsque l’on réclame que l’instruction continue à prodiguer des savoirs considérés non strictement nécessaires comme l’art ou la philo, il s’agit de mettre les apprenant-e-s, et donc les citoyen-ne-s de demain, dans une posture d’interrogation, d’invention et de création plutôt que de reproduction.
Admettons donc que l’éducation poursuive des visées pour les apprenant-e-s et pour la société, et que son exercice produise des effets qui dépassent la nécessaire transmission de savoirs.
Du coup, Charlemagne, Berlitz, De Coubertin, Rousseau, Rogers, Condorcet, Skinner, Dewey, Freinet ou d’autres, ce sont des visions concrètes et orientées de société traduites en pratiques pédagogiques…
En effet, pouvoir se situer en tant que pédagogue dans ses pratiques entre la transmission, l’adaptation ou l’appropriation (2) constitue le premier jalon de positionnement politique dans le champ de l’éducation : que souhaite-t-on aux apprenant-e-s ? D’admettre les choses telles qu’elles sont, de s’en accommoder ou d’en faire quelque chose, voire autre chose ?
Bien évidemment, ce découpage entre fatalité, appropriation et transformation (peut-être même création) ne revêt pas dans la pratique des frontières aussi claires et distinctes…
Lapalissade ô combien essentielle : les personnes vivent et ont vécu. Elles portent en elles des expériences, des représentations… Il faut prendre en compte la charge affective qui y est associée, envisager l’histoire de l’apprenant-e et ses effets, Il faut considérer les interactions avec les autres, les potentielles tensions ou les résistances… L’équation éducative voit ses inconnues diversifiées et multipliées, de sorte que le contrôle du résultat, si tant est qu’il puisse être souhaitable, s’en trouve moins praticable. Les avancées se construisent progressivement, plutôt par tâtonnement.
Prendre en compte la réalité des apprenant-e-s, non pas comme une charge, mais bien comme une opportunité, c’est ancrer l’action éducative et ses évolutions possibles dans une réalité effective et affective, vécue et agie. Là où d’aucun-e-s privilégient une éducation qui consiste en une transmission relativement normée et peu en proie aux aléas, la proposition de prise en compte des apprenant-e-s dans leur globalité impose un changement de méthode et d’ambition.
Côté « méthode », il y a la nécessité de l’émergence de l’expression, le renforcement des pratiques de groupes, la confrontation et l’élaboration… qui constituent les ingrédients nécessaires de l’Éducation Nouvelle, faisant la jonction entre l’épanouissement et la prise en compte des individus et la dimension sociale d’un travail d’éducation au sein d’une société.
Côté « ambition », il s’agit de congruence avec l’éducation populaire au sens d’éducation par et pour le peuple qui participe de la transformation de la société en voulant y associer, à parts égales, l’ensemble des citoyen-ne-s.
L’éducation consiste donc en une rencontre ; entre d’une part des enjeux éducatifs orientés qui se concrétisent dans un cadre et des modes de travail, et d’autre part des réalités incarnées qui vivent et progressent : chacun-e a le désir et les possibilités de se développer et de se transformer (3).
Partant de ce postulat, le travail éducatif devient un cocktail potentiellement explosif, tant les ingrédients que le dosage restent incertains. Pour s’y retrouver, il importe que lela pédagogue soit particulièrement au clair sur ses intentions et sur les balises qui y mènent, de même qu’il-elle doit s’imposer de les interroger régulièrement pour en garantir la cohérence. Bien que le travail repose pour bonne partie sur des ingrédients incertains aux réactions peu contrôlables (tout en misant dessus) avec une volonté de transformation sociale, il ne s’agit pas pour autant d’écarter la transmission de savoirs sous prétexte qu’elle ne serait que reproduction de l’existant. En effet, le-la pédagogue se doit aussi d’être « passeur de culture ». Pas de n’importe quelle manière, pas pour la conserver, mais bien pour la mettre en perspective, l’interroger et par-delà questionner les fondements de notre société pour permettre de penser l’avenir.
Toute engagée qu’elle soit, l’éducation doit également favoriser la liberté des apprenant-e-s. Si l’on s’attache au sens étymologique d’éducation (ex-ducere), « conduire hors de », n’indique pour autant pas la destination finale. Celle-là doit rester entre les mains des apprenant-e-s. Cet écart entre les croyances propres au – à la – pédagogue (ou celles de son institution) et celles des apprenant-e-s impose une remise en cause régulière et une certaine humilité du travail d’éducation. En effet, travailler à la transformation sociale en considérant les acteurs et actrices de ce chantier comme capables, ce n’est pas transformer les apprenante- s, mais réunir les conditions nécessaires qui leur permettent de se transformer.
Une éthique qui impose une certaine posture vis-à-vis des apprenante- s, une présence qui autorise, qui sait lâcher prise quand c’est nécessaire ou contenir lorsque le cadre permet l’appui.
Cela nécessite de l’observation, de prendre ce qui est dit par chacun et chacune pour vrai, sensé et de bonne foi, tout en en discutant, au risque de créer du trouble.
Où situer dès lors la place du – de la pédagogue dans l’accompagnement des apprenant-e-s quand tout à la fois coexistent des visées, des stratégies pédagogiques, des formes d’anticipation (si je leur fais faire cela, ce type de questions devrait émerger…), des attentes, des vécus… ? Parce que « accompagner », c’est ici mettre en place des dispositifs pédagogiques orientés, qui tracent des lignes de force sur lesquelles les apprenant-e-s peuvent s’appuyer tout en offrant des garanties pour les laisser libres.
Il s’agit donc pour les pédagogues de faire un petit pas de côté. Il ne s’agit pas de refuser sa responsabilité dans l’éducation, mais bien de lui donner une forme qui corresponde aux visions émancipatrices prônées. En d’autres termes, faire se rejoindre le fond et la forme.
Faire un petit pas de côté, c’est laisser la place aux apprenant-e-s, se poser à distance en privilégiant leur centralité plutôt que celle des apprentissages. Cette posture remet en cause l’attribution du pouvoir et du savoir non comme propriétés des pédagogues qui posent le cadre, mais comme bien commun à partager.
Faire un petit pas de côté, c’est favoriser l’autonomie des apprentissages dans le chef des apprenant-e-s, au départ d’un cadre et de règles explicites pour les libérer de leur dépendance aux dépositaires de ces savoirs, en l’occurrence les pédagogues.
Bernard Lahire, parlant d’autonomie à l’école primaire, illustre ce propos :
Le savoir comme le pouvoir se dépersonnalisent dans la mesure où ils se détachent de la personne de l’enseignant et de sa subjectivité. En prenant en charge des tâches (production de règles, sanctions, responsabilités au sein de la classe, gestion de son temps, corrections, évaluations, choix…) qui étaient exclusivement assumées par les adultes, les élèves ne peuvent plus désormais attribuer le pouvoir et le savoir à une personne (4).
Lahire décrit, au travers d’un cadre posé, la liberté laissée aux apprenant-e-s qui leur permet de conquérir savoir et pouvoir.
Faire un petit pas de côté, c’est permettre également l’observation des apprenant-e-s pour continuer de penser le cadre, les activités, les supports, les apports de contenus pertinents, toujours mis en jeu par les ajustements liés au déroulé de la situation pédagogique et aux cheminements propres des personnes.
L’expérience des pratiques éducatives permet d’anticiper. Pas de manière certaine bien évidemment, mais la pratique de la pédagogie et une relative récurrence des réalités des groupes au travers des expériences déjà menées permettent aux pédagogues de formuler des hypothèses de travail.
Cela n’empêche par pour autant de continuer à construire avec les apprenant-e-s. Il ne s’agit pas d’ignorer ce qui se passe pour eux (dans la réalité, on ne sait jamais exactement ce qui se passe pour eux). Par contre, le – la pédagogue doit savoir comment faire émerger le vécu, le rendre préhensible, et permettre les conditions de son traitement par les personnes elles-mêmes.
Il s’agit parfois même de les amener là où elles ne seraient jamais aventurées seules. Soit parce qu’elles ne le connaissaient pas, soit parce qu’elles ne se l’autorisaient pas. L’intervention est ici plus orientée au départ, tout en rappelant que ce qui se passe doit rester la propriété des apprenant-e-s.
Le travail d’éducation ici posé met les pédagogues dans une démarche constante de recherche qui confronte les apprenant-e-s à un cadre et les hypothèses à leurs réalités et leurs effets, qui injecte des éléments chemin faisant pour « faire bouger ». Un coup d’avance, ou deux ou trois. Non pour faire de l’ombre, mais pour permettre.
Un texte des Céméa SJ- Service jeunesse – janvier 2014
Quelques sources pour aller plus loin :
(1) DE FAILLY Gisèle, à propos de l’Éducation Nouvelle, Vers l’Éducation Nouvelle, n° 362 (avril 1982) et n° 363 (mai 1982), reproduits dans la rubrique « Éducation
toujours nouvelle ! », VEN, juillet 2013.
(2) LESNE Marcel (1977), Les Modes de travail pédagogique, Travail pédagogique et formation d’adultes, PUF, Paris.
(3) Un des 7 principes fondateurs des CEMEA, prononcé à l’occasion du Congrès de Caen en 1957.
(4) LAHIRE Bernard (2001), La construction de l’« autonomie » à l’école primaire : entre savoirs et pouvoirs, in Revue française de pédagogie, volume 135, pp. 151-161.