« Il n’y a pas de différence entre le réel et le virtuel ». La formule est du philosophe Stéphane Vial. à l’heure du jeu « Pokémon Go », les frontières se brouillent. Et si cette distinction n’avait plus de raison d’être ?
Les chroniques se succèdent au sujet de « Pokémon Go », ce jeu qui permet d’attraper des petits animaux fantastiques dans la rue, les parcs, les immeubles ou en pleine nature. Certaines se contentent de raconter comment fonctionne le jeu, d’autres critiquent de manière virulente l’irruption (encore plus) massive dans la collecte des données personnelles…
Phénomène intéressant, il illustre la distinction – ou plutôt l’absence de distinction – entre le « réel » et le « virtuel ». Avec Pokémon Go, le « monde numérique » (sur Internet, à travers un écran) et le « monde réel » se confondent. Il y a bien « quelque chose qui se passe » dans le réel : les utilisateurs sortent de chez eux. Ils marchent, découvrent des lieux d’intérêt. Ils se rencontrent parfois. Au cœur de leurs interactions bien réelles ? Du « virtuel ». Mais au fond, que reste-t-il de virtuel là-dedans ?
Dans son article 3 idées reçues sur Internet (Sciences Humaines), Antonio Casilli déclarait déjà en 2011 : « La rupture entre espace physique et espace numérique devient caduque, impensable, tandis que notre quotidien s’affiche comme l’espace même où l’informatique a lieu. Les données qui circulent d’une borne wifi à l’autre pénètrent notre réalité en saturant l’espace concret des villes, des maisons, des corps mêmes des usagers. […] L’informatique actuelle est capable de numériser la réalité, […] en l’augmentant : les objets ne se dématérialisent pas, mais ils produisent et transmettent des fichiers, des textes, des sons et des images digitales ». à l’idée d’une forme de « vidage » du réel au profit du monde « virtuel », Casilli oppose en fait le concept de « réalité augmentée ».
Nous avons souvent souligné que la plupart des pratiques sur le web ont une dimension relationnelle : commenter un statut ou un article, chatter, tweeter, « liker » un contenu, partager un article ou une opinion, etc. Même les applications ou les jeux en ligne où les joueurs sont chacun derrière leur écran suscitent des interactions entre les usagers, qui soit y retrouvent leurs amis, soit y tissent des relations nouvelles. De plus, ces jeux sont souvent vecteurs de sujets de conversation. Ils peuvent alimenter les relations du réel. Même dans des jeux comme Second Life, dans lesquels l’idée était de se créer une « autre vie » que celle du quotidien, nous ne sommes pas dans un simulacre. Les gens y investissent de leur personne et l’utilisent comme un complément ou un supplément de réel. Internet n’est donc pas un monde à part, mais un « nouveau territoire » dans lequel se jouent nos échanges avec les autres.
Imaginons que nous puissions créer une intelligence virtuelle capable d’interagir avec l’humain sans que l’on soit capable de la distinguer d’un ordinateur classique. Ce cas de figure est actuellement envisagé dans des fictions (le film IA, la série Humans…). Le film Her met en scène un être humain qui progressivement se voit troublé par ses interactions avec la machine. Ses émotions sont bien réelles, même si leur « objet » n’existe pas matériellement.
Sans aller aussi loin, en observant des jeunes et des adultes qui s’émeuvent, s’amusent, s’énervent, s’attristent ou se déchirent à travers les réseaux sociaux, nous pouvons constater qu’il y a bien du réel au sein du virtuel.
En remontant à Kant, nous savons que nous construisons le monde et l’appréhendons toujours à travers des « intermédiaires » (ne seraient-ce que nos cinq sens). Notre « système perceptif » est en fait comme une sorte de « premier média », « premier écran » qui est prolongé par les autres technologies. Il est donc illusoire de penser qu’il y a une frontière nette entre deux mondes indépendants et séparés, l’un étant « la réalité » et l’autre un simple simulacre…