Politique,Rencontre & Réflexion
Patrick Verniers a dirigé pendant 15 ans L’ASBL en éducation aux médias, Médias Animation. Président du Conseil Supérieur de l'Education aux Médias (CSEM), il a mis en place le premier « Master en éducation aux médias », à l’IHECS. Un incontournable du sujet. Interview.
Le secteur de l’éducation aux médias est né d’acteurs de terrain et d’éducateurs qui ont très tôt compris les enjeux de la société de la communication médiatisée, dans les années 80-début 90. Ils ont milité pour développer l’éducation aux médias dans l’enseignement – puisque c’est le lieu démocratique de l’éducation par excellence – mais aussi dans les secteurs associatifs (jeunesse, éducation permanente,…). Son combat politique a été entendu avec l’appui de certaines institutions comme la Fondation Roi Baudoin qui a réussi à mettre l’éducation aux médias sur la table de l’agenda politique. Cela a permis de se structurer avec la création du Conseil de l’éducation aux Médias puis, en 2008, le Conseil Supérieur de l’éducation aux Médias (CSEM). Quand on regarde dans le rétro, on se dit qu’il y a une avancée réelle, mais, actuellement, on voit bien qu’on reste en-deçà des enjeux que l’on porte. L’école reste particulièrement réticente à intégrer l’éducation aux médias de manière systémique au profit d’activités ponctuelles. Le CSEM va d’ailleurs sortir une communication sur notre déception concernant le Pacte d’excellence. On se trouve de nouveau distillé de manière transversale dans les cours sans que cela soit une priorité éducative. Toutefois, il y a quand même en Fédération Wallonie-Bruxelles des avancées. Exemple : la ministre de la Jeunesse a contribué à développer le projet Journalistes en classe pour l’étendre au secteur de la jeunesse avec un petit budget qui permet aujourd’hui à des journalistes professionnels d’être sollicités par des Organisations de Jeunesse. Mais l’enjeu reste de créer des effets structurels.
Je reste convaincu que la transversalité reste l’approche la plus pertinente pour autant qu’elle puisse exister dans le concret pédagogique. Cela implique qu’on quitte le modèle d’enseignement discipline par discipline, 50 minutes par 50 minutes, pour des activités décloisonnées et intégratrices. Exemple : mettre en place une production médiatique avec des élèves où l’on va faire intervenir le prof de français pour les aspects linguistique/langage, des personnes du monde de l’art pour travailler sur les visuels, un prof de sciences sociales pour approcher un terrain social si nécessaire, etc. Mais si l’on reste cloisonné dans l’organisation par disciplines, alors cela a un sens de revendiquer la nécessité d’un cours spécifique.
Je ne pense pas. Il y a des espaces qui vont permettre des innovations. Je pense au parcours culturel et artistique qui a la volonté d’un décloisonnement-horaire. Les intentions sont intéressantes, l’enjeu est dans sa mise en œuvre, dans le concret scolaire.
L’intérêt est cyclothymique. Aujourd’hui, le soufflet est retombé considérant que l’UE n’a pas à s’immiscer dans les matières dévolues aux états. Toutefois, l’intérêt revient en fonction des événements. Dans « L’après-Charlie » et la problématique des attentats, les questions de lutte contre la radicalisation sont arrivées à l’agenda européen. Ce qui passe aussi par l’éducation aux médias et des appels à projets lancés par différentes politiques de l’UE. Ici aussi, il est difficile d’arriver à construire une politique structurée et cohérente.
On pense souvent que l’éducation aux médias concerne l’information et l’esprit critique. Or, nos usages médiatiques contemporains sont avant tout divertissants (fiction, gaming…). De plus, on ne fait pas que lire ou écrire du texte ou des commentaires sur FB mais aussi on publie des images, des vidéos, on échange, etc. Cette diversité des usages dépasse la compétence purement
« esprit critique ». Le problème d’enfermer l’éducation aux médias à son aspect informationnel est qu’on risque de gommer les aspects sociaux, culturels, divertissement. Aujourd’hui, on s’informe autant par une série télé, que par un web journal ou un blog, ou encore par nos relations sociales développées sur nos réseaux sociaux que par le fait de consulter des sites d’infos estampillés comme tels. Le citoyen d’aujourd’hui a une activité éditoriale qui ne se résume pas qu’à lire et à « liker ». Il s’engage aussi dans l’espace social par son activité médiatique. C’est le lien très fort entre citoyenneté et éducation aux médias.
C’est la dimension relationnelle des médias. Quand je suis sur Facebook, je dois savoir que je suis inscrit dans un réseau qui me semble gratuit mais qu’il est relié à un modèle économique qui entre en relation avec mon usage, lui-même influencé-influençant des bulles algorithmiques. (Petite parenthèse : l’élection de Trump ne se résume pas aux bulles algorithmiques comme on l’a entendu. C’est un rapport au populisme.). Enfin, dans l’éducation aux médias, il y a aussi une dimension interpersonnelle. Il faut gérer des relations sociales qui ne se situent plus exclusivement dans la vie « en chair et en os ». De pouvoir jardiner son réseau relationnel en ligne, pouvoir faire le tri, de se dire comment on peut ouvrir son réseau à la diversité. Le virtuel a une dimension réelle. On doit être conscients des enjeux, avoir une vision à 360°de son environnement médiatique dans un équilibre qui appartient à chacun. Il n’y a pas de modèle.
Propos recueillis par Nurten Aka
Avec la « post vérité », les « alternative facts » et la méfiance envers les médias traditionnels : le journalisme d’aujourd’hui est mal barre ?
Jean-François Dumont*: « La question pose le constat de l’inefficacité de la presse parce qu’elle ne parvient pas à toucher ceux qui, idéalement, devraient l’être (les jeunes et les plus radicaux, tous âges confondus). Aujourd’hui, le facteur de crédibilité d’une info, c’est la recommandation. On donne du crédit à celui qui apporte la nouvelle (un copain, la famille). Les journalistes traditionnels ont perdu ce capital confiance. C’est là où l’éducation aux médias intervient pour essayer d’inverser cet espèce de tsunami. Cela ne sert à rien de répéter inlassablement d’une info qu’elle est fausse. Il faut donner les outils de recul critique suffisant et des réflexes de consommateurs de médias tout en combattant l’effet pervers que l’on constate aujourd’hui : certains pratiquent tellement le regard critique qu’ils en viennent à penser que rien n’est crédible dans la presse traditionnelle. Dans l’enseignement supérieur où je faisais une animation, un jeune a dit « Vous, la presse, vous êtes le cancer du 21ème siècle ». Il s’est fait applaudir par l’auditoire. Une seule personne s’est levée pour le contredire.
La presse doit aussi ré-inventer en apportant du contenu solide dans des formes plus accessibles. Il faut revenir à un journalisme lisible et séduisant. Le problème est que les médias qui entendent le mot « séduire » le font par le people, le buzz, l’antipolitisme primaire. Ce qui accentue le phénomène.
De plus, la pression et la crise économiques sur le métier sont devenues telles que le journalisme est en perte d’autonomie. Les rédactions sont contraintes de travailler dans le sens de la vente. Cela induit sur les contenus médiatiques. Il faut faire plus court, plus populaire, faire du « buzz ». Cela devient la norme. De plus, à cause de la globalisation, d’Internet et des réseaux sociaux, la montagne d’infos s’est multipliée. Aujourd’hui, le travail de sélection/recoupement d’infos est devenu épouvantable. Sans compter les exigences des compétences multimédias. On demande aux jeunes journalistes de prendre du son et de l’image, d’écrire, de réaliser du montage, d’avoir des connaissances informatiques en HTML5, de savoir modérer un forum, etc., etc. Toutefois, il y a des raisons d’espérer avec l’investigation qui reprend du poil de la bête, la mutualisation (internationale) du travail journalistique et le « slow journalisme ».
*Jean-François Dumont est le Secrétaire général adjoint de l’AJP, l’Association des Journalistes Professionnels – section francophone. L’AJP qui depuis près d’un an, à la demande et gratuitement, met à disposition des OJ des rencontre-animations médias avec ses journalistes. Infos : www.ajp.be
N.A. : On a beaucoup parlé des « bulles » qui nous enferment dans l’entre-soi…
Julien Lecomte* : Ces « bulles-filtres » reflètent la manière dont nous fonctionnons. Comme les médias, nous sélectionnons l’information à laquelle nous sommes confrontés. Nous l’interprétons à notre manière et nous en discutons avec nos semblables. Pas mal d’études tendent à montrer que nos propres filtres conditionnent davantage nos opinions que les discours des médias. En fait, en caricaturant un peu, nous consommons les médias et nous fréquentons les « sphères » qui confortent nos opinions préalables. Cela pose la question de la « décentration », c’est-à-dire la capacité à s’ouvrir aux opinions et aux pratiques différentes des nôtres. Avec les médias sociaux et les algorithmes, il y a une tendance à se cloisonner encore davantage dans les sphères qui nous ressemblent.
Un enjeu de l’éducation aux médias serait que chacun puisse prendre conscience de son propre rapport aux médias et à l’information. Notre perception de la réalité n’est pas neutre. Comprendre les médias, c’est aussi comprendre comment nous construisons nous-mêmes nos propres savoirs et nos représentations. Il y a des personnes qui dénoncent des médias « traditionnels » et qui en même temps relaient des contenus totalement farfelus sans aucune remise en question.
Les médias sociaux ouvrent des nouveaux « lieux » mais ne changent pas radicalement la donne. On ne se comporte pas de la même manière au restaurant, au cinéma, à la maison ou à l’école. C’est pareil avec les médias sociaux. Les réseaux sociaux en ligne ont leurs codes et leurs pratiques et favorisent certains types d’interactions. Ce n’est pas un « en-dehors » du réel, c’est un prolongement.
Société de l’image, le quart d’heure de gloire, le récit de sa vie au quotidien. L’estime de soi est au beau fixe ?
L’apparence physique reste une préoccupation centrale dans les médias. Sur Youtube, parmi les catégories de vidéos les plus consultées, on retrouve la beauté (maquillage, vêtements, etc.) et le fitness. La retouche photographique, autrefois réservée aux magazines de mode, est aujourd’hui à la portée de chacun. Les médias sociaux nous incitent à montrer une image plutôt valorisante de nous-mêmes, que ce soient « nos plus belles réussites » (Google+) ou nos « évènements marquants » (Facebook). Des applications de rencontre fonctionnent essentiellement comme un speed-dating basé sur l’image (Tinder, Grinder). Est-ce que l’image a une place plus prépondérante qu’avant, à l’époque des magazines et des clips vidéo ? Cela, il faudrait le mesurer…
* Julien Lecomte est chargé de communication à l’UP, professeur invité à l’IHECS» en master en éducation aux médias et chroniqueur au COJ. Auteur des livres Médias : influence, pouvoir et fiabilité et – coécrit avec ACMJ asbl – Médias et informations : 40 activités pédagogiques pour le secondaire.
Alaaeddine*, 18 ans. « J’ai un compte Facebook avec 115 ami(e)s, sur Instagram plus de 1000 abonné(e)s, sur Snapchat près de 50. Je fais aussi des jeux vidéo. Facebook, c’est pour suivre l’actualité, être au courant de ce qui s’est passé. Sur Instagram, je publie 2 à 3 photos par jour ou par semaine pour ne pas lasser les gens. Ce sont juste des photos de sorties, de ce que je porte, je bois, je mange, de mes entrainements sportifs, etc. Sur Facebook, je suis ami avec ceux que je connais, que je rencontre à l’école et ma famille. Sur Instagram, c’est sûr, ce sera toujours de belles photos. Obligé ! On ne sait jamais si une belle fille passe par là. Je fais attention que la photo ne soit pas floue, qu’on puisse bien voir ce que je porte, mange, que l’on voie bien la marque. Ça joue beaucoup ! Parce qu’une personne qui met une tenue Adidas, Reebok ou Asics, on verra si elle a plus ou moins d’argent. C’est comme un book de stars avec des gens qui se montrent beaux. Les photos des autres, je suis conscient qu’elles sont retouchées. J’utilise Snapchat où je mets des vidéos et des photos du quotidien. Quand on est avec des amis dans une soirée, on fait une vidéo. C’est tellement bien fait qu’on n’arrive pas à voir ce qui se passe derrière, à imaginer une autre réalité. La télévision ? Je l’ai regardée pour la dernière fois il y a 3 ans. Les séries télé, je peux aussi les regarder sur mon téléphone ou mon ordinateur.
Je passe 3-4h par jour sur les réseaux sociaux et internet. Le matin, je regarde l’actualité et je fais le tour de mes applis. L’actu, je la lis sur l’application qui était incluse à l’achat de mon téléphone. Je sais qui est le président des états-Unis parce qu’on en a parlé avec un ami (qui l’a appris sur son téléphone). Le Premier ministre belge ? Je ne sais pas. Ce n’est pas Charles Michel ? En fait, si 90% des gens sur Facebook disent que Trump est président, c’est que c’est vrai. Si c’est une rumeur, ça se saura puisque les gens vont en reparler. Avec les journaux, on ne sait pas vraiment si c’est du vrai ou du faux. Parfois, on veut cacher la vérité.
Je ne sais pas ce que c’est l’éducation aux médias. Aucun prof n’a jamais utilisé une vidéo en classe. Ça ne sert à rien d’apprendre aux jeunes à manipuler une technique médiatique car ils le savent déjà. Il n’y a pas de besoins.
Les discussions profondes ? On n’en partage pas vraiment. On est essentiellement en contact par l’image. De plus, on se rend compte que ce ne sont pas vraiment des amis mais plutôt des amis en réseau. Le côté positif ? On a plus de facilité à discuter. Le côté négatif ? Le quotidien est vide, il est plus rempli sur Internet. Il faudrait l’inverse. Les réseaux on s’amuse, c’est tout. ».
* Alaaeddine est stagiaire à la COJ. Il étudie la comptabilité, veut devenir policier et aime le sport. (Pour rappel : un témoignage ne vise pas une généralité)