Nous sommes le vendredi 27 novembre 2020, Place du Conseil à Anderlecht, les conclusions de l'enquête sur le décès d'Adil sont tombées la veille : ce sera un non-lieu, Circulez il n'y a rien à voir… Non merci, je vais rester un peu et réfléchir !
Une violence de plus est faite mais celle-là est institutionnelle, organisée, légitimée et sans appel. Le 10 avril 2020, Adil, 19 ans, est décédé d’un accident de scooter. Il a pris la fuite, poursuivi par des policiers qui ont estimé que son délit (non-respect du confinement) légitimait une course poursuite entre une voiture et un deux roues, en plein cœur de Bruxelles. Une réponse policière proportionnelle ? La gâchette des policiers ce soir-là était la pédale d’accélérateur d’une voiture qui est censée nous protéger. Adil en avait peur. Cette peur est celle de beaucoup de jeunes du quartier. Cette peur, nous ne pouvons pas la dissimuler ou la minimiser. Nous devons nous en occuper.
Cette peur est systémique. Elle démontre l’échec d’un système replié sur lui-même, qui a perdu la tête et essaye de reprendre le contrôle d’une trajectoire qui circulait déjà en hors-piste. Cette sortie de piste est symbolisée par ton histoire, Adil.
Ton histoire, Adil, vient mettre en lumière de nombreuses scènes, témoignages, accompagnements et projets que nous avons menés avec de nombreux jeunes au sein de notre association, Solidarcité, et cela depuis de nombreuses années. Leurs histoires sont toujours les mêmes : des contrôles de police plusieurs fois par jour, du harcèlement au contrôle quotidien dans le quartier. Nous avons d’ailleurs suivi et mis en contact certains jeunes avec des avocats pour donner des suites judiciaires au comité permanent de contrôle des services de police (Comité P.).
Ce sont aussi ces mêmes questions sans réponses : pourquoi s’acharner sur des petits délits plutôt qu’aux délinquants de haut vol ? Pourquoi ces contrôles au faciès ? Pourquoi tant de différence de traitement lors des contrôles entre les quartiers Bruxellois ? Pourquoi ?
Ils sont aussi confrontés aux mêmes mécanismes (abus de pouvoir et de recours systématique à une violence légitimée par la fonction) et parfois à la même réponse (judiciaire) : l’enfermement en IPPJ pour des délits mineurs.
Bref, tout est là pour agrandir cette fracture entre vous et la police, la rendant plus béante encore.
Ces dernières années, à Solidarcité, nous avons multiplié les projets en collaboration avec la police. Ce n’est qu’à de rares occasions, que nous avons trouvé des représentants de cette institution ouverts à la discussion, faisant preuve d’une vraie maîtrise/compréhension/écoute/empathie face aux nombreuses colères des jeunes.
Exemple. Chaque année, durant notre semaine de sensibilisation sur la Démocratie, nous demandons régulièrement à des policiers-policières de venir rencontrer les jeunes. Notre première difficulté est de trouver des policiers-policières qui ont envie de venir et qui soient formés (à la médiation/discussion /méthodologie particulière), ou encore qu’ils aient l’autorisation de la hiérarchie (avant de venir parler avec les jeunes, les policiers doivent avoir la permission de leur hiérarchie). Lorsqu’on en trouve, ils viennent alors rencontrer les jeunes uniquement pour… parler de leur métier. Une confusion inefficace entre une réelle rencontre et une séance de pub, vitrine de la police. Dommage.
La frustration des jeunes est palpable. Ils ont, à juste titre, le sentiment de ne pas se sentir écoutés.
Pourtant cette dérive d’un système censé nous protéger, nous ne pouvons plus la dissimuler ou la minimiser. Nous devons nous en occuper.
Ce combat pour la justice nous allons continuer à le mener avec ces jeunes. Nous les accompagnerons, nous serons derrière eux car ce combat des violences et des abus de la police est le leur. Ces jeunes ne sont-ils pas les plus légitimes pour en parler ? N’ont-ils pas une réelle expertise de terrain concernant les violences policières ?
On les accompagnera à se faire entendre et respecter même face à des fauteurs de troubles qui se revendiquent « anarchistes » et viennent en découdre avec les flics lors de manifestations ; même face à des jeunes (parfois issus des « beaux » quartiers) qui témoignent sans aucun vécu, comme je l’ai récemment vu. On le sait, vos combats sont souvent sabotés mais tenez-bon !
Ce combat contre les abus de pouvoir, les dérives et les violences policières, c’est celui d’Adil, de Yassine, de Aboubakar, de Mehdi, de Mohammed, … et bien d’autres que j’ai croisé depuis de nombreuses années à Solidarcité. Ceux avec qui nous avons construit des « années citoyennes », une émancipation perso, de nombreux bénévolats pour la Cité, du vivre ensemble, des solidarités, etc.
Je vous vois. Vous avez tous ce petit quelque chose en vous, ce regard plein de malice, de rage et votre envie d’aller à la « bagarre » sans connaître les codes pour y être crédibles et écoutés. Mon travail, et celui de mes collègues, prend son sens à cet endroit : vous donner les armes de la citoyenneté autonome, critique, solidaire, respectée ; vous dealer des armes, des conseils sans relâche afin que vous puissiez rester fier, debout et autonome dans les nombreuses luttes qui vous attendent…
Pour être honnête avec vous, moi aussi j’ai de moins en moins confiance en ce système que je ne cesse pourtant de défendre. Il m’arrive de me poser beaucoup de questions sur le bien-fondé de nos actions, sur l’utilité de se bagarrer, de vous accompagner… tant ce système est générateur d’inégalités, de violence institutionnalisée. Le travailleur associatif, pourtant rodé, glisse parfois dans ce désespoir. Néanmoins, je vais rester de votre côté – toujours – car j’ai encore soif de justice sociale…
Justice pour ADIL
Jean-Baptiste Vallet, directeur de Solidarcité ASBL