Je monte les escaliers, marche après marche, pas à pas, et compte les marches dans un sinistre silence qui commence à me rendre fou. Mais arrivé à la 58ème marche je me fige,…
– « Va à cette adresse, il te suffit d’aller toujours tout droit vers l’ouest » me dit Mme Martin à mon retour des toilettes, tout en me tendant une serviette sur laquelle est inscrit « 4 Rue de la tour. »
Enfin s’est-elle décidée à me donner ce pourquoi j’ai fait 85 kilomètres à vélo et ai été forcé d’écouter le long et fastidieux récit d’une vieille personne et de son chien. Non pas que Mme Martin soit ennuyante ou désagréable, elle est juste lente, très lente. Que ce soit dans la narration de ses péripéties quotidiennes ou dans la vie de tous les jours, cette femme est horriblement lente. D’ailleurs, je n’ai aucune idée de ce qui la fait vivre au ralenti, mais je sais que c’est comme ça depuis toujours. Avec mon frère, lorsque nous faisions tomber notre ballon dans son jardin et que nous lui demandions de nous le rendre, elle prenait tellement de temps qu’on allait en racheter un autre.
– Merci beaucoup Mme Martin, je vous en serai éternellement reconnaissant.
– Malheureusement… Je n’ai pas l’éternité devant moi. Me réplique-t-elle lentement d’une voix rauque.
Prions pour qu’elle ne me raconte pas l’histoire de sa prochaine mort.
– Ce fut fort agréable, je repasserai vous voir à l’occasion, lui dis-je tout en prenant mon manteau.
Je me dirige vers la sortie et peux enfin me libérer de cette maison qui a le don de figer le temps.
J’empoigne rapidement mon vélo pour aller le plus vite possible vers cette fameuse « Rue de la tour ».
Mais… c’est étrange. J’ai habité ce village pendant 16 ans et je n’ai jamais entendu parler de cette rue, peut-être est-ce une ancienne ruelle que l’on a rebaptisée ou simplement une nouvelle rue.
Au fur et à mesure que je pédale, je me rends compte de l’incohérence de l’adresse que m’a donnée Mme Martin. Vers l’ouest, il n’y a pas de rues, mais la forêt.
Arrivé devant celle-ci, je ne vois rien qui puisse ressembler à une rue, seulement des dizaines d’arbres aussi grands qu’angoissants.
Si ce que m’a dit Mme Martin est vrai, je n’ai pas d’autre choix, il faut que je continue vers l’ouest, avec ou sans mon vélo.
J’attache alors mon vélo à l’arbre le plus étroit que je puisse trouver et marche vers l’inconnu jusqu’à trouver le bout de la forêt. Une fin que je n’avais encore jamais rencontrée. Lorsque nous étions petits, nous pensions que cette forêt était infinie, nous n’avions pas le droit d’y entrer alors comment savoir ?
Plus je m’enfonce dans la forêt, plus cette solitude me pèse. L’étrange sensation d’être observé s’installe petit à petit dans mon esprit. De même, je commence à distinguer et observer des figures mystérieuses, peut-être est-ce moi qui les épie…
Le bruit, les formes, l’odeur, tout y est étrange. J’entends de plus en plus fort le son de mes pas, avancer un pied devant l’autre devient complexe et mes yeux se fatiguent. Malgré mon manque certain de lucidité, je garde pied, ce n’est pas une simple forêt onirique qui me fera basculer vers la folie.
Doucement, j’aperçois une lueur, seule lumière qui arrive à pénétrer cette forêt dense. Je vois le bout de mon calvaire et m’approche de plus en plus de mon sevrage suite à ce trip d’enfer (au sens littéral).
Ça y est, me voilà libéré de ce labyrinthe de ronces et je peux enfin retrouver normalement tous mes sens.
Mais devant moi, quelque chose d’encore plus étrange que ce que j’ai pu vivre lors de ces 10 dernières minutes. Non pas cette fameuse rue de la tour, que Mme Martin me donna comme destination, mais une véritable tour.
Une tour qui a sûrement été architecturée par H.P. Lovecraft, tant cette sensation de découverte mystique et insolite est oppressante. Comme si cet édifice n’avait pas vu l’ombre d’un vivant depuis des siècles, mais plutôt tout ce qui existait avant même le vivant. De plus, l’endroit désert et aride qui entoure cette tour non-euclidienne me fait penser aux tableaux de Zdzisław Beksiński, l’ambiance macabre de l’endroit me plonge dans les zones d’angoisse de la psyché du peintre, les plaines de l’apocalypse sont maîtresses ici.
La peur de l’irréel pénètre tout mon corps et en quelques secondes la vision d’horreur de ce lieu me paralyse.
Alors je lui laisse cinq secondes, cinq secondes où la peur peut m’envahir, puis je la balaye et l’écarte de toute pensée.
La phrase « je ne suis pas venu ici pour rien » tourne en boucle dans ma tête. Alors, je prends mon courage à deux mains et cours vers l’entrée lugubre de cette tour.
Il fait chaud, si chaud que la poignée de tirage de l’immense porte en pierre de la tour fond, et l’air ambiant me brûle la peau, on se croirait en enfer. Je ne sais pas ce qui me dérange le plus entre l’odeur, la chaleur, la peur et la douleur. Poussé par l’adrénaline, j’arrive à forcer la porte de pierre en donnant des coups d’épaule, mais chaque contact avec cette foutue entrée me fait me tordre de douleur. Finalement, la porte cède sous mes dizaines d’assauts et tout à coup un vent glacial me caresse tout le corps. J’entre, mais il fait si froid que j’en arrive à regretter la chaleur extérieure. Malgré le froid, un sentiment d’allègement s’installe. L’endroit est moyenâgeux, glacial et obscur, mais reste plus apaisant que le fourneau de l’extérieur.
Devant moi, se trouve un escalier en colimaçon attaché aux parois de la tour et il n’y a comme seule lumière que des torches en bois sur les murs. Je regarde jusqu’où mènent ces escaliers, mais je n’en vois pas la fin, ils ont l’air infinis.
– « Eh oh, il y a quelqu’un ? » Personne ne répond et le son de ma voix crée un écho sans fin.
Le froid me gèle les mains et je m’approche de la première torche venue pour les réchauffer. Puis, une fois mes mains attiédies, je m’empare de la torche et grâce à l’éclairage, j’aperçois, sur un mur, une pancarte sur laquelle est inscrit « exposition ».
– Monsieur Baron, je suis Joseph Kenneth, vous vous souvenez de moi ? J’étais le plus petit du village à l’époque et vous m’aviez enseigné la peinture. Mme Martin m’a dit que je vous trouverais ici. Je suis là pour vous rendre quelque chose, votre pinceau ! Monsieur Baron, vous êtes là ? »
Le son de ma voix provoque toujours un monstrueux écho, mais rien en retour.
Je me décide alors à monter les escaliers, histoire de voir si quelqu’un s’y cache, mais avant cela la faim me parasite et je m’empresse d’attraper le paquet de biscuits au beurre qui se trouve dans ma poche, puis une envie d’aller aux toilettes me tenaille. Seul problème : rien qui ne ressemble de près ou de loin à des latrines ne se trouve aux environs et il est hors de question d’aller pisser dehors avec cette chaleur. Je décide donc de me retenir en espérant ne pas avoir à rester trop longtemps ici.
Je monte les escaliers, marche après marche, pas à pas, et compte les marches dans un sinistre silence qui commence à me rendre fou. Mais arrivé à la 58ème marche je me fige, non pas car la peur m’envahit ou car le froid me paralyse mais je me fige pour admirer une peinture, un tableau cloué au mur. On y voit une tour aux couleurs fades, un dégradé de couleurs entre le vert-bleu qui rend le tableau sombre et inquiétant, et l’orange-rouge qui crée un environnement aride et apocalyptique. Face à cette tour, un homme qui la contemple. D’ailleurs, je n’arrive pas à déceler si ce personnage contemple l’effroi que cette tour lui inspire ou la beauté macabre qu’elle renvoie. Cette tour délivre un message et elle dit semble dire de s’agenouiller tant son immensité et sa sombre façade sont imposantes.
Une chose est sûre, je ne suis peut-être pas seul ici, car quelqu’un a dû peindre cette toile et l’accrocher au mur, c’est un soulagement. Je continue alors ma route espérant trouver l’auteur de ce paysage, c’est sûrement Mr Baron et je serai alors récompensé de tout ce chemin parcouru.
Me voilà à la 75ème marche et une autre œuvre se dévoile. L’on y retrouve « l’homme qui contemple » mais cette fois-ci, de face. Ce n’est plus l’ombre humaine qui constate son infériorité face à l’immensité, mais un corps maigre prêt à sa fin. Un corps cadavérique dans une posture qui traduit l’anxiété, et qui n’a aucun regard. Cet homme, lorsqu’on l’observe, ne nous fait penser qu’à une chose : cela fait bien longtemps qu’il cherche.
Je commence à en avoir assez de cet endroit. Malgré les œuvres magnifiquement intrigantes et dérangeantes de cette exposition, ma patience a des limites et en plus, je ne peux retenir plus longtemps mon envie pressante d’aller aux toilettes. Je descends les escaliers tout en me préparant mentalement à devoir rebrousser chemin et sacrifier tout ce temps perdu à la recherche de Mr Baron. Mais quelque chose est étrange… j’ai continué à compter les marches en descendant et cela fait déjà un moment que j’ai dépassé la 75ème marche.
Je perds pied et commence à courir dans les escaliers. Mais jamais je ne trouve de sortie, les torches et les marches se suivent les unes après les autres sans fin.
Me voilà bien plus bas que terre, à la 341ème marche sous l’entrée, forcé de constater que je suis dans une tour aux marches perpétuelles.
Je cours de plus en plus vite, à la recherche d’une sortie, une aide ou simplement un indice qui me permettrait de relativiser ma situation, c’est la seule chose qui me permet de ne pas sombrer dans la folie. Parfois, je vois des tableaux, mais par peur de ceux-ci, je ne m’arrête pas, je n’arrive pas à m’arrêter.
Soudain, je reprends mes esprits grâce à une chose, une toile blanche. Une simple toile vierge et une palette de peintures aux diverses couleurs qui se trouvent devant moi, sûrement les restes du passage de l’artiste fou qui habite ces lieux. Je décide de prendre le pinceau de Mr Baron qui se trouve dans ma poche et me rappelle ses enseignements. « La peinture me permet de rester sain d’esprit, tout en explorant les profondeurs de l’imagination ». Alors j’empoigne mon pinceau, prends la tablette et commence à peindre. Je n’ai aucune réflexion et mes mains peignent toute seule, elles bougent comme si c’était un réflexe, parfois même je m’assoupis et mes mains continuent à peindre. Les traits sont étranges, ma technique de peinture n’est pas commode, mes mains tracent des formes qui elles-mêmes créent de nouvelles formes. Petit à petit, une réelle œuvre se montre, l’on y voit un homme sans regard et au corps cadavérique qui peint sans véritable but avec ses doigts par manque de pinceau. Quand on le regarde, on comprend qu’il erre ici depuis longtemps.
Mon souffle se coupe à la vue de ce que je viens de peindre et mon pinceau m’échappe des mains, il tombe marche après marche, je compte dans ma tête chaque rebond qu’il fait, 10… 50… 100… 500… Il ne s’arrête pas.
Il me faut aller le chercher.
Ilyas Goban a 17 ans et vit à Bruxelles. Il est le lauréat-premier prix du concours 2021 de Nouvelles Fantastiques à destination des jeunes de 14 à 20 ans organisé par AJILE (Association de Jeunesse pour l’Interaction et la Libre Expérience, membre de la COJ), en partenariat, entre autres, avec le BIFF (festival du film fantastique).