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Politique,Rencontre & Réflexion

« Le racisme refige la société »

  14 Déc , 2018   ,    COJ

Chants coloniaux au festival Pukkelpop, agressions racistes sur des quais de gare, carambolage médiatique de deux faits choquants : le documentaire sur Schild & Vrienden en Flandre et le coup de gueule de Cécile Djunga, présentatrice météo de la RTBF jugée « trop noire » par une spectatrice. Pourquoi tant de haine ? Interview avec Edouard Delruelle, professeur de philosophie politique à l’Université de Liège, ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme*. Attention, interview pessimiste. 

Le COJ : Schild & Vrienden en Flandre et le coup de gueule de Cécile Djunga côté francophone, le pays (re)découvrait son racisme ?

Edouard Delruelle : Ces affaires inquiétantes sont en fait des symptômes d’une société profondément malade de racisme. Cela s’était affaissé notamment grâce à des victoires démocratiques, sociales etc. On voit aujourd’hui toutes ces victoires elles-mêmes fragilisées, les inégalités augmentant, le racisme restructure la société – ce qui décomplexe beaucoup de gens qui se lâchent.

On a eu le racisme classique basé sur l’infériorité des races puis le racisme structurel et institutionnalisé dans les années 70 (nourri par des discriminations massives). à partir des années 80, on parle du « nouveau racisme » basé sur les différences culturelles. Aujourd’hui, de racisme décomplexé. Fondé sur quoi ? 

Des personnes (principalement sur les médias sociaux) tiennent un discours de raciste décomplexé. C’est « autorisé » parce qu’on a des responsables politiques de très haut niveau qui, eux-mêmes, tiennent des propos aux « relents racistes » (comme le disait Charles Michel de la NVA, en 2014, avant d’entrer avec ce parti au gouvernement fédéral). Pareil avec les propos de Trump aux états-Unis, Bolsonaro au Brésil, Erdogan en Turquie. Ces hauts responsables politiques n’appartiennent ni à l’extrême droite ni au fascisme habituel ce qui décomplexe encore plus le racisme. Au-delà de l’opinion et du discours, le racisme décomplexé se base aussi sur des politiques qui l’« autorisent », exemple avec la violence de la politique à l’égard des migrants. Ce n’est donc pas psychologiquement des verrous qui sauteraient mais aussi des politiques et des structures qui le permettent.

Dans le milieu associatif, vous donnez des formations sur le thème du racisme…

Depuis 2014 où l’on m’avait demandé une conférence sur le thème « Les travailleurs sociaux face au racisme ». Une formation assez classique sur les lois anti-discriminations, sur les questions du foulard, de la liberté d’expression, etc.  Je me suis aperçu des difficultés dans lesquelles se trouvaient les travailleurs sociaux (de l’associatif, des CPAS, etc.) confrontés à des situations de racisme et de tensions culturelles dans leur public.

C’est-à-dire ?

Le « logiciel » des travailleurs sociaux est un logiciel de tolérance, de diversité, de vivre ensemble qui table sur la bonne volonté des gens, qui pense que l’Homme est bon. Or, l’Homme est structuré par les conditions dans lesquelles il vit. Comme ces conditions deviennent de plus en plus dures et violentes, le discours de la diversité culturelle et du vivre ensemble ne suffisent plus. Deuxième souffrance : quand les travailleurs sociaux disent ce qu’ils font, il y a beaucoup d’incompréhension et des propos racistes, genre : « qu’est-ce que vous faites à travailler avec ces gens-là qui nous envahissent ». Cela n’a fait qu’empirer. On est passé à un autre stade de racisme qui reprend possession de la société. Je suis très pessimiste. Si je devais refaire des formations, ce serait sur le racisme structurel historique et pourquoi le racisme peut si vite restructurer la société.

Comment lutter contre le racisme ?

La base : l’éducation, un travail pour tout le monde et des protections sociales.

« Un travail pour tout le monde », c’est le candide qui parle ?

L’immigration est liée à la question du travail. Le migrant c’est d’abord un travailleur. L’esclave était d’abord un travailleur. évidemment, il faut l’arme de la justice et des lois, des campagnes de sensibilisation etc. J’ai appris que ce n’est pas le principal. Ces outils-là ne pourront jamais faire reculer le racisme. Ils pourront mesurer le racisme (c’est le grand intérêt de Unia). Donc les procès, c’est important de les faire. C’est le volet juridique. Des campagnes de sensibilisation c’est important, c’est l’idéologie. Mais fondamentalement, ce qui fait réduire le racisme, c’est de diminuer les rapports de domination (économiques, politiques, culturelles, …) dans la société. C’est ce que nous montre, aujourd’hui, les auteurs et militants de mouvements décoloniaux et postcoloniaux.

C’est le racisme structurel.

Tout à fait. Le racisme, ce n’est pas seulement l’extrême droite ou la peur de l’autre. Le racisme, c’est une société structurellement organisée sur toute une série de divisions, d’exclusions et de discriminations. Un des pièges a été le concept de l’égalité des chances, un concept libéral où l’on va mettre tout le monde sur la même ligne de la compétition, mais la vie continue à être une compétition. Il faut s’interroger sur l’égalité réelle dans une société d’explosion des inégalités. Car le racisme refige la société. C’est là où je suis très inquiet.

Lutte antiracisme-phare, le mouvement Touche pas à mon pote de 1985 (par SOS Racisme France) serait-il porteur aujourd’hui ? 

Il faut faire un bilan plutôt négatif du racisme moral c’est-à-dire de l’antiracisme de bons sentiments. Dans ma jeunesse, j’en étais. On s’opposait au racisme pour des raisons morales en disant « Tous les hommes sont égaux », « La diversité, c’est mieux que l’homogénéité » mais sans y poser les questions politiques. La nouvelle génération antiraciste à raison de dire qu’il faut maintenant un antiracisme politique qui s’attaque au racisme institutionnel de la part des structures économiques et politiques.

L’hégémonie blanche…

Exactement. Il ne suffit pas de prôner le métissage. Comme le disent les décoloniaux : « Dans métissage, il y a toujours un Blanc ».  Il faut oser ces questions à un niveau politique et non seulement moral. Ces questions nous obligent, à un moment donné, d’articuler les questions de races avec les questions de classes, les questions homme/femme, etc.  Articuler les problèmes (sans noyer le poisson) au niveau politique, d’organisation globale de la société.

Faire entendre cela à des politiques actuellement à droite ?

Le concept d’hégémonie selon le philosophe italien Gramsci est intéressant. Il nous rappelle que le problème n’est pas d’avoir un gouvernement de droite ou de gauche mais reconnaitre le discours hégémonique. Pendant 30 ans de 1945 à 1975, l’hégémonie était plutôt à gauche, progressiste. Tout le monde parlait le langage de la social-démocratie, même la droite.

Pourtant, le racisme existait dans la social-démocratie…

Mais deux choses le contraient. 1. Il y avait un discours et une réalité de l’émancipation. Un ouvrier immigré dans les années 60 (italien, marocain, turc) pouvait raisonnablement penser que ses enfants feraient des études, ses petits-enfants seraient cadres etc. C’est arrivé pour beaucoup d’entre eux (pas pour tous). Cette machine de mobilité sociale est complétement cassée. Les populations issues de l’immigration sont très largement confinées dans leurs réalités sociales qui sont de plus en plus précaires. 2. Il y avait des instruments d’antiracisme et le discours hégémonique, officiel,  était antiraciste.  Cela pouvait pacifier la société et quand même améliorer les choses.

Aujourd’hui ?

C’est l’hégémonie nationale-libérale, un mixte d’ultra libéralisme économique et du discours identitaire et sécuritaire. On fait comme si le problème de l’Europe était les migrants de Syrie. Ces populations fuient des guerres ou des situations économiques que nous avons nous-même provoquées. Dans une hégémonie un peu social-démocrate, tout le monde dirait cela. Aujourd’hui, personne ne le dit. Même avec un gouvernement un peu plus à gauche, hélas, je ne pense pas que cela changerait. L’air du temps est au racisme.

Que pensez -vous des médias et du cordon sanitaire ?

à partir du moment où l’extrême-droite fait 39%, le cordon sanitaire des médias n’est plus possible. Cela devient hypocrite. Les médias sont le reflet de la société. Ils abordent les sujets soit sous l’angle anxiogène, sécuritaire soit humanitaire ou moral, très peu politique.

Dernière nouveauté : le racisme anti-Blancs. 

Je trouve extrêmement perverse l’idée que ce serait les jeunes des quartiers qui seraient homophobes, antisémites, anti-Blancs, etc. Sans nier ces réalités, on retourne complètement le problème. Structurellement, ce ne sont pas les Blancs qui souffrent de racisme.

Propos recueillis par Nurten Aka

UNIA & MRAX…

Institution publique indépendante créée en 1993, le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme est aujourd’hui scindé en deux : Unia et Myria. L’Unia est un service public de lutte contre les discriminations basées sur 19 critères protégés par la législation antidiscrimination (l’origine ethnique, les convictions religieuses, les caractéristiques physiques, l’orientation sexuelle, le handicap, etc.). Les victimes ou témoins d’une discrimination peuvent le signaler sur son site (formulaire). Autres missions : des rapports et analyses sur les discours ou délits de haine, des campagnes de sensibilisation ou encore agir en justice dans certains cas et la promotion de l’égalité des chances (www.unia.be). A ne pas confondre avec le MRAX, le Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie qui offre un service socio-juridique, entre autres, d’aides aux étrangers ou encore un appui juridique à des plaintes de victimes ou de témoins d’actes et de dérives racistes mais aussi des formations et des campagnes de sensibilisation, d’aide aux sans-papiers etc.  www.mrax.be. Quant à Myria (Centre fédéral Migration), elle a pour mission l’analyse des migrations, de droits fondamentaux des étrangers et de traite des êtres humains. www.myria.be