Désigné « mot de l’année » par le dictionnaire Oxford, le « selfie » est un autoportrait réalisé à l’aide d’un appareil photo. Cette pratique semble de plus en plus répandue : est-ce le signe d’une société de plus en plus narcissique, focalisée sur l’image ?
Avant tout chose, il faut relativiser l’ampleur du phénomène. Une des raisons les plus probables de ce « selfie boom » est simplement la possibilité technique de le faire. La photographie numérique n’est pas la même chose que la photographie argentique, où chaque photo « ratée » était perdue. Ici, on peut se permettre de ne pas cadrer correctement, de recommencer encore et encore : on ne « gâche » pas de la pellicule pour autant… L’essor du selfie est lié à la démultiplication des tablettes, smartphones et autres objets connectés.
« Une des raisons les plus probables de ce « selfie boom » est simplement la possibilité technique de le faire. «
En tant que « nouvel » usage technologique, le selfie a d’abord été pratiqué par les jeunes, puis par certains « influenceurs », comme Facebook notamment. Aujourd’hui, on peut se demander si cela ne risque pas de devenir « old-school » maintenant que les adultes trouvent ça « cool » d’en faire aussi… S’il y a beaucoup d’émulation sociale autour de ce phénomène, il se pourrait aussi que ce soit en partie une mode.
Par rapport à la question qui nous occupe, la chercheuse danah boyd constate que les selfies ne sont pas que des actes narcissiques. Est-ce qu’un autoportrait devant un monument est la même chose qu’un selfie dans le miroir de sa salle de bains ? Une fonction de la photo peut être d’immortaliser un moment, de dire « j’y étais ». Ce type de cliché servirait d’abord à mettre en valeur un contexte, et non la personne en tant que telle.
D’un autre coté, danah boyd constate dans ses recherches que les « likes » font du bien aux jeunes et que la quête de l’attention est fort présente dans leur construction identitaire. L’image de soi (celle que l’on donne, et celle que les autres nous renvoient) occupe donc une place prépondérante sur le web.
Différents réseaux sociaux illustrent comment cette image peut être « travaillée », mise en scène. Par exemple, Google+ propose de lister vos « plus belles réussites ». Facebook invite quant à lui à renseigner vos « événements marquants » dans sa timeline, ou à « choisir une image unique » en guise de photo de couverture. Des sites qui se revendiquent de l’éducation aux médias abondent dans cette direction, lorsqu’ils soulignent l’importance de faire très attention à votre « e-reputation », votre réputation en ligne. A ce sujet, certains analystes parlent de « personal branding » pour désigner le fait que des individus ont recours à des pratiques similaires à celles du marketing pour se mettre en valeur, créer une sorte de « vitrine de soi ».
Les plus alarmistes déplorent dès lors le risque d’un modèle du web comme « lieu du paraître », où l’erreur, par exemple, ne serait plus permise et nous poursuivrait toute notre vie.
Les likes et les partages deviendraient les unités de mesure de la valeur des personnes.
Dans cet ordre d’idées, pour Thomas De Long « Facebook crée une culture de compétition et de comparaison ». Concrètement, les personnes partagent plus volontiers des informations comme « j’ai eu une promotion » ou « regardez ma nouvelle voiture » que leurs échecs, et encore moins les banalités du quotidien. Selon lui, cela contribuerait à nous rendre malheureux en augmentant nos standards de succès.
Plus loin encore, un individu peut avoir la sensation non seulement que les autres ont une meilleure vie que lui (parce qu’il est confronté à une réalité « épurée »), mais en plus que l’image qu’il renvoie de lui-même n’est pas conforme à qui il est vraiment. En effet, il existe parfois un écart entre la vitrine « idéale » qu’une personne affiche à l’extérieur et l’image qu’elle a d’elle-même.
Tout cela mérite d’être nuancé. Certains refusent d’être sur Facebook, ne pratiquent pas régulièrement le selfie ou encore disent ne pas se tracasser de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes. Il est profondément réducteur de dire qu’une société dans son ensemble est plus ou moins égocentrique. Dans les discours, par ailleurs, les personnes peuvent prendre beaucoup de distance critique avec leurs propres pratiques, soulignant la conscience qu’ils ont de « porter un masque » et de « jouer le jeu ». Toujours est-il que ces réflexions peuvent être mises en lien avec un travail relatif à la connaissance de soi, aux croyances qu’un individu porte sur lui-même et sur les autres, à la confiance qu’il a en lui et dans les autres, ou encore aux réussites et aux échecs qu’il s’autorise et se reconnait. C’est-à-dire, en somme, sur l’estime de soi.