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Rencontre & Réflexion

1968, année vibrante !

  26 Mar , 2018       COJ

En 2018, Philippe Grombeer a reçu les insignes d'officier de l'ordre des Arts et des Lettres décernés par la France. Cet ancien animateur-directeur des Halles de Schaerbeek, de 1973 à 2002, puis directeur du Théâtre des Doms à Avignon jusqu'en 2011 avait 22 ans en 1968. Il a retrouvé son agenda de l'époque “bourré de notes” et nous écrit son “Good vibration” 1968... 

Fin janvier 68, le Viet Cong commandé par le génie militaire Vö Nguyen Giap, entame l’offensive du Têt où plus de cent villes du Vietnam seront attaquées simultanément. Choc stratégique qui ébranlera définitivement la confiance de l’armée U.S.

Je termine, en ce premier semestre 68, à 22 ans, une licence (un master aujourd’hui) en Sciences Politiques et Diplomatiques à l’Université Libre de Bruxelles et décide

Thuong Duc, Vietnam Un prisonnier viet-cong interrogé au Détachement des forces spéciales A-109 à Thuong Duc, à 25 km à l’ouest de Da Nang.

de choisir comme mémoire de fin d’études, Origines et Causes de l’intervention Américaine au Vietnam. 1939-1954.

Fraction armée rouge, organisation terroriste – guerilla d’extrême-gauche en Allemagne de l’Ouest 1968-1998

Invité le 8 mars par un compagnon machiniste du Théâtre Royal de la Monnaie, Guy Denaigre, artiste-peintre, je découvre à l’occasion du vernissage d’une grande exposition intitulée Les peintres sont contre la guerre à la Maison des jeunes de Woluwe Saint Lambert. Cette maison des jeunes est installée sommairement dans une vieille ferme brabançonne à moitié en ruine. C’est le coup de foudre ! Tant pour l’architecture du lieu que pour l’animateur-anarchiste et les jeunes assez marginaux qui fréquentent ce lieu. Je me joins aux réunions et activités.

Si « les peintres sont contre la guerre » (du Vietnam, bien sûr), nous sommes aussi des milliers à manifester à Bruxelles, le 2 mars, aux abords de l’Ambassade des USA. Et nous remplissons l’auditorium Paul-Emile Janson (ULB) pour un « week-end Vietnam » fin avril (avec film, conférence, musique, Ballet du XXè siècle, débat).

En avril, Martin Luther King est assassiné et le réalisateur Stanley Kubrick présente 2001, A Space Odyssey. Deux chocs symboliques qui nous secouent.

2001, A Space Odyssey
de Stanley Kubrick

Il y en aura beaucoup d’autres au cours de cette année 68 : l’assassinat de Robert Kennedy (juin), l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques (août-septembre), les premières actions de la Rote Armee Fraktion en Allemagne (avril), la guerre du Biafra au Nigéria, la brutale répression des forces de l’ordre américaines contre les jeunes manifestants anti-guerre du Vietnam à l’occasion de la « Convention du Parti Démocrate » à Chicago (fin août), le vol

Martin Luther King assassiné le 4 avril 1968 à Memphis et Robert Francis Kennedy assassiné le 6 juin 1968 à Los Angeles.

d’Appolo 8 autour de la lune avec trois astronautes à bord (fin décembre), le massacre de la place des Trois Cultures dans le quartier de Tlatelcolo à Mexico où, en octobre ‘68, l’armée tire sur les étudiants-manifestants. C’est aussi l’arrivée sur le marché de la pilule contraceptive, de la « Révolution culturelle » chinoise et la diffusion massive du Petit Livre Rouge de Mao Zedong, la scission de l’Université Catholique de Leuven/Louvain, ou encore le geste fort de deux sprinters afro-américains sur le podium des Jeux Olympiques à Mexico (octobre)… Quelle année !

Et le mois de mai arrive à Bruxelles…

Entre le 15 mai et le 10 juin, je participe aux Assemblées Libres à l’ULB véritable bouillonnement démocratique où de nombreux sujets de société sont débattus dans une immense liberté. Je découvre, fasciné, des orateurs d’envergure, grands dialecticiens, meneurs d’idées et parfois manipulateurs ! J’apprends beaucoup, en quelques heures, de ces Mony Elkaïm, Marco Abramovitch, Josy Dubié, Michel Caraël, Jacques Bourguaux, Jean Claude Garot, Georges

Logo de la mission Apollo 8

Medzianagora, Jean Jacques Jespers, etc.  Autant de « parrains intellectuels » qui m’apportent, dans une réelle confusion créative, des propos sur le monde qui offrent de nouvelles perspectives comme l’exigence d’une démarche participative dans l’organisation des institutions scolaires et culturelles, l’accélération de la libération des moeurs, des nouvelles pratiques culturelles dites « alternatives », etc.

Les deux afro-américains sur le podium des Jeux Olympiques à Mexico

L’ULB est occupée par les étudiants qui mettent en parenthèse le pouvoir organisateur. Afin d’éviter l’arrivée de la police, on décide de dormir dans les auditoires. On rend visite à d’autres « contestataires » (les écoles supérieures de La Cambre et l’IAD, le Palais des Beaux-Arts), on rédige des motions, on suit l’actualité « révolutionnaire » française… Sagement, j’ai passé mes examens, poursuivi mes recherches… mais nourri de cette « fièvre intellectuelle où nous voulions que l’ancien monde accouche d’un nouveau » (cf. J.J. Jespers interviewé par Elodie de Sèlys dans 68 Belges en Mai). J’ai passé mes examens, poursuivi mes recherches pour mon mémoire et postulé comme animateur à la Maison des jeunes de Woluwe Saint Lambert. Dès septembre, en duo avec un ami d’enfance de Malmédy, j’anime cette maison de jeunes. Mon premier salaire temps plein ! Tout est à rebâtir dans cette ancienne ferme aux limites de l’insalubrité. Sans diplôme spécifique (je n’ai jamais été scout, ni animateur de colonie de vacances et je n’ai pas le brevet du « Service national de Jeunesse »), mais avec « l’esprit de Mai » et notre curiosité permanente, on va inventer, non sans obstacles, une Maison de jeunes alternative, La Ferme V, conçue différemment à la fois avec les jeunes, avec un groupe d’experts, en équipe collective d’animation pour proposer un croisement de découvertes artistiques pluridisciplinaires et d’actions sociales.

Mes multiples soirées culturelles m’ouvrent à une vie nocturne bruxelloise intense dans des bars, cafés, discothèques « tendances » (Club des Artistes, Chez Florio, Casa Felipe, Smog, le Bélier, l’Anerie…). Je suis les sorties cinématographiques de Milos Forman, Joseph Losey, Tony Richardson, André Cayatte, Claude Berri, Arthur Penn, Robert Aldrich, Frédéric Rossif, Yves Robert…

© archives du Theatre 140

Le Théâtre 140, né quatre ans plus tôt, devient vite la scène qui me forme aux sensibilités artistiques contemporaines. En cette année 68, j’y découvre une soirée « free jazz », les Pink Floyd, John Lee Hooker, Samba Saravah, le clown Dimitri, L’écume des Jours  mise en scène par A. Hernotte... Une rencontre avec Jo Dekmine, dans son bar après spectacle, sera déterminante. Mais ceci annonce déjà d’autres années post-68 passionnantes !                

Philippe Grombeer, 2018