Archives,En direct des OJ,Jeunesse, vous avez dit ?,Rencontre & Réflexion
« La culture est-elle morte ? Si oui, irons-nous fleurir son tombeau ?" est la réflexion de Jean-Marc Laboureur de l’organisation de jeunesse, C-paje, dans le cadre du manifeste politique Jeunesse vous avez-dit ? Les douze chantiers politiques de la COJ. Le texte répond librement au thème 2 des revendications du manifeste à savoir : Investir dans la culture et la citoyenneté, ici et maintenant. Une analyse publiée par notre partenaire «Manifeste », l’asbl Culture & Démocratie dans leur Lettre n°82 d’avril 2016.
Ainsi, la culture serait morte. Partie sans prévenir, sans annonce ni préavis. Ou au contraire, avait-elle donné avertissement ou alarme ?
Au commencement était l’ensemble, le groupe, la communauté. La culture est le produit d’un temps et d’une réalité donnée, en lien direct avec les êtres, les lieux et les enjeux. L’enracinement-même du mot culture se situe aux points de croisement entre culture des sols, liens concrets à l’ordinaire et confrontation à l’extraordinaire (culte, culture, agriculture). Elle est un processus vivant qui se déploie, s’épanouit et s’ancre dans un état de satisfaction dynamique des besoins premiers. Sitôt ceux-ci satisfaits, il y a lieu de raconter, de se remémorer, de célébrer, d’anticiper, d’inventer, de transmettre. Ces élans d’expression permettent de symboliser la réalité à des fins d’appropriation, d’exploration et de transposition de l’environnement direct, et agissent en tant que structurant des échanges communautaires et identitaires (appartenance et lien).
Ainsi, la culture serait morte, mais, alors, comment et quand ? Qu’a-t-on fait du corps ? A-t-on procédé à une autopsie ? Une enquête ? Y a-t-il des suspects ? La moindre piste ?
Cet « état de nature » culturel se fige au fil du temps sous la férule d’agents, complémentaires mais distincts : l’institutionnalisation politique, religieuse et l’économie. Une fois la sédentarisation acquise, l’addition entre pragmatisme et grégarisme conduit à des agglomérats humains grandissants. Centralisation qui génère l’éclosion de pouvoirs encore à l’œuvre aujourd’hui : le spirituel, le temporel (politique) et l’économique. Parfois aux mêmes mains, parfois se distanciant fortement l’un de l’autre, chacun revendique sa part de culture pour conférer un supplément d’âme ou d’apparat aux viles possessions matérielles d’ici-bas. À classe supérieure, culture supérieure. L’art tutoie désormais les cieux. Son enracinement initial est oublié, considéré comme gênant. De la brioche plutôt que du pain. La pratique artistique se marchandise et est placée au service des pouvoirs, son ancrage culturel populaire est délégitimé. L’art est aux cimaises et aux vitrines, la culture du peuple aux latrines pour le plus grand bénéfice de l’ordre établi. L’univers culturel du peuple est aussi peu pris en compte que le peuple lui-même. Art et culture, dorénavant ainsi hiérarchisés, évoluent détachés l’un de l’autre, l’un fort opportunément oublieux de ses origines, l’autre expulsée de fait de ses propres lettres de noblesse.
La culture est donc morte. N’avions-nous pas devoir de la protéger ? Ou était-ce au contraire d’elle que nous attendions protection ? Nous sommes-nous rendus coupables de non-assistance à culture en danger ? Distraits… Divertis… Soustraits… Manquant à tous nos droits et nos devoirs… »
Le malentendu survient quand survient la nécessité d’éduquer le peuple, c’est-à-dire de le conduire au-dehors (ed ducere), de l’extraire de sa terre, afin de le mettre communément au service de l’urbanisation, l’industrialisation, la conscription et du développement progressif des états-nations. Pour fidéliser le peuple et en canaliser les éventuelles insatisfactions, il faut un peu plus que du pain, un toit, un maître et un dieu (même si cela a globalement pu suffire pendant une bonne durée). En matière de culture comme d’éducation, parti est pris, par les tenants du pouvoir, de réinjecter chez le tout-venant le fruit des pratiques culturelles et pédagogiques écloses dans l’apesanteur de leur haute élévation sociale. Pas exactement les mêmes, bien sûr, mais structurées sur le même modèle. Modèle d’où découle un art pour les pauvres et un enseignement idem. Était-il possible, à ce stade, de penser un modèle culturel et éducationnel à partir des réalités du peuple, de ses particularités, de ses acquis et de ses aspirations ? Très certainement, et de nombreuses tentatives embryonnaires ont essaimé ça et là… Mais était-ce vraiment cela le projet ? La démarche était bien plus de l’ordre de l’instrumentalisation fonctionnelle que de la révolution copernicienne. Il ne s’agissait pas de faire soudain marcher le monde sur sa tête, mais de le faire marcher au pas. On peut supputer qu’éducation et culture, étaient chargés, dès leur instauration, et peut-être même à l’insu de leur plein gré, de missions de lénification populaire et de maintien d’une certaine homéostasie sociétale. Art et éducation formelle sont un beau jour lâchés de haut sur la tête du peuple. Le malentendu culturel, c’est que la masse reçoit en partage, et comme un avantage, un logiciel culturel et éducationnel dont les clefs de programmation ne sont pas à son service.
Et si, tout compte fait, la culture n’était pas morte… Où habite-t-elle ? Que fait-elle ? Avec qui ? A-telle une raison sociale, un statut durable, des revenus ? Vit-elle seule ? Ou entourée ? A-t-elle des amis ? Pourquoi semble-t-elle ainsi nous ignorer ? Pourquoi rechigne-t-elle à croiser notre chemin ?
Que faire d’une culture et d’une éducation qui ne nous parlent pas de nous, qui ne nous parlent pas du tout ? Qui ne nous traite pas en égaux mais en inférieurs, en inféodés, réceptacles et récepteurs… Les ignorer ? Les subir ? Leur résister ? Les consommer ? Les sacraliser ? Tous, au cours des deux derniers siècles, n’ont pas été dupes et ont pris, sous l’une ou l’autre forme, le maquis. D’une part, l’absence d’équité et d’ambition pour le peuple est partiellement suppléé par l’apport en éducation populaire des acteurs sociaux émergents, syndicats, partis, coopératives, mutuelles… De l’autre, les mouvements artistiques de la fin du XIXème et du début du XXème se jettent à l’assaut des citadelles du goût et de l’ordre établi. Les projets collectifs ou collectivistes, alternatifs, utopistes vont également bon train. Cependant, dans ces divers cas de figure, tous se heurtent à la même limite essentielle, à savoir l’impossibilité de construire un monde nouveau à partir (y compris à l’encontre) du mode de pensée de l’ancien : « Qu’on détruise une usine en laissant debout le système de pensée qui l’a produite, celui-ci reconstruira une nouvelle usine. Qu’une révolution détruise un gouvernement en laissant intacts les modes de pensée qui lui ont donné naissance, on les retrouvera dans le gouvernement suivant. » in Robert M. Pirsig, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes, Editions du Seuil, 1998.
La culture est donc morte… Pourrons-nous vivre sans elle ? Nuls doutes que oui… Sans cela, l’aurions-nous laissée s’éteindre ? La culture est morte et cela est bien ainsi.
Notre humanité a connu la guerre, l’injustice, la misère et la faim. La culture ne nous semblait plus d’un grand secours. Si ce n’est, peut-être, pour nous faire oublier. Le culte ne fédérait plus, non plus ; nos croyances d’antan n’étaient plus à la hauteur de nos espérances. Aux dires de certains, l’Histoire elle-même était finie. Nous nous étions propulsés nous-mêmes hors de l’ère qui avait vu l’avènement de notre gloire. La Honte ! Il fallait désormais produire. Produire et oublier la désolation. Nous avons à nouveau tutoyé les cieux, mais cette fois, d’égal à égal, avec un peu de condescendance même. Nous avons remis à jour nos croyances au profit de la science et de la technologie. Nous avons exploité les sols de façon intensive. Nous en avons extirpé toute résistance à l’uniformisation et toute trace de plusieurs millénaires d’existence culturelle. Nous avons produit, produit et consommé. Le rêve était taillé sur mesure, nous disait-on, pour durer deux ou trois éternités. Nous en avons oublié qui nous étions pour mémoriser combien nous pouvions gagner. Nous avons accepté que l’on solde nos vieilles valeurs, désormais à obsolescence programmée, en échange de valeurs flambantes neuves, plus capitalisables et bientôt mondialisables. Nous avons été dégorgés de ce qui nous fondait et gavés sans même y être forcés. Et puis, un jour, un autre jour, tout cela s’est effondré à son tour. Pas vraiment effondré, mais plutôt arrêté, tout simplement… Comme la fin d’un battement de cœur. Comme l’épuisement du dernier souffle de vie. Mais parce que les meilleurs mensonges peuvent survivre longtemps à ceux qui les ont racontés ; la machine a continué à tourner… Et nous avons continué à faire semblant pour produire encore. Nous avons perduré ainsi au-delà du soutenable et, aujourd’hui, les jointures craquent de toutes parts. Celles de nos cerveaux, incapables d’anticiper sereinement la suite. Celles de ne nos systèmes. Celles de l’univers tout entier.
La culture est morte et nous oublierons jusqu’à l’existence de son tombeau. Nous n’irons pas le fleurir, nous négligerons sa mémoire, nous foulerons au pied ses dernières volontés.
Il nous faut grandir entre les lignes. Reconquérir, par nous-mêmes et par les autres, notre humanité défaite. Et pour cela, la culture semble être le meilleur moyen. Et sans doute le seul plausible. La culture est par excellence l’espace de rencontre entre les êtres, leurs ressources, leurs aspirations. La culture de tous est faite à partir de la culture de chacun. Pas par soustraction ou par division mais par addition, multiplication, emprunt, don, découverte, point de jonction et de friction, métissage. La culture est l’oxygène de la pensée et de l’action. Elle doit être présente partout et tout le temps. Elle doit agir, sortir, agiter, surgir, surprendre et entourer. Dans les espaces publics, dans les entreprises, dans les écoles, dans les médias, dans les zones d’habitat, dans les crèches, dans les hôpitaux, dans les prisons, dans les maisons de repos… Présente veut dire respirante, vivante, consciente, reliante, opérante, interpellante, pertinente, impertinente. La culture doit être proche des lieux, des gens, des mémoires et des devenirs. Localisable et universalisable. L’art a ses murs, ses rites, ses espaces-temps qui lui sont propres. La culture doit se permettre d’être tout-terrain. Pour qu’elle fasse tout cela, il faut lui donner priorité et moyens. La politique d’accessibilité et de validation culturelles ne peut pas faire l’économie d’un travail sur l’amélioration des conditions de vie… Mais il ne faut plus penser le culturel comme supplétif ou assujetti au social. Les pistes de solutions aux problématiques sociales sont à trouver ou à inventer dans le champ de la culture. Les moyens de transformation sociale sont à présent, à penser à partir de ressources et de questionnements culturels. Il faut sortir la sphère sociale des visions étroites de l’économie et des lois de marché. Ce qui ne signifie pas, loin s’en faut, inféoder la culture à la résolution des enjeux sociaux. Cela se traduirait plutôt par une réinscription massive des questions sociales dans le sillage et le rayonnement d’une culture enfin au bénéfice de tous. La culture ne s’observe pas à distance respectable, elle se vit de l’intérieur, elle se pratique. Elle est un droit fondamental et un ancrage au quotidien. Il nous faut revendiquer dès à présent une allocation universelle de culture, culture qui est la propriété de tous, en auto ou en co-gestion, et de la responsabilité de chacun. Surtout ne comprenez pas ce texte si vous ne le souhaitez pas, détestez-le si cela vous aide à avancer. Soyez pour vous-même la culture que vous voulez pour le monde. Soyez un parmi des milliers et des milliers d’agitateurs et de revendicateurs d’une culture d’ici et de maintenant, d’une culture proche des êtres, de leurs enjeux et de tous leurs possibles, présents et à venir. Penser que le monde est à changer, que ce changement passe par nous et qu’il est à notre portée, qu’il faut pour cela faire acte de pensée nouvelle, tout cela est déjà action et pratique culturelle. Tout comme la liberté d’expression, la culture ne s’abîme, ne s’altère, que si l’on ne s’en sert pas. La culture et la liberté d’expression nous appartiennent et il nous appartient de les faire proliférer.
La culture n’est pas morte, mais nous nous en laissons allègrement déposséder, insouciants que nous sommes de nos richesses et nos besoins. Nous ne sommes pas assez vigilants quant à son intégrité. Nous ne la protégeons pas en suffisance des assauts de l’ultra-marchandisation et, dès lors, elle ne nous en protège pas non plus. La culture, n’est pas morte, non. Mais il faut bien se dire que, après tout ce que nous avons laissé faire, c’est un étonnant miracle qu’elle vive encore.