Mai 68 fut une crise, comme le sociologue Alain Touraine le dit dans une observation-métaphore, de l’homme-blanc-adulte-riche.
A partir des années 60, on voit surgir et s’imposer les mouvements sociaux de ceux que ce modèle culturel ne voulait pas voir : le mouvement féministe, le mouvement des jeunes (dont Mai 68 est une expression), le mouvement des Noirs (et des colonisés), le mouvement des pauvres (ouvriers, dominés). Avec 50 ans de recul, c’est ce qui me frappe le plus.
En ‘68, c’est la crise de légitimité du modèle culturel progressiste (de la société capitaliste industriel d’état-nation) qui croyait au progrès, à la raison, à l’égalité, au devoir, à la nation. Cet ensemble de croyances est entré en crise. Tout est permis mais on ne propose pas grand-chose à part quelques modèles d’autogestion qui n’ont pas été durables. « Sous les pavés, la plage » : c’est fini de travailler comme des bêtes et d’obéir à l’autorité à l’usine, en famille, à l’université. C’est la crise de l’autorité disciplinaire. On peut aller élever des chèvres dans le Larzac si on veut. C’est une époque où l’on se laisse pousser les cheveux et la barbe, où l’on quitte sa femme ou son mari. L’époque des hippies et des beatniks. Le changment vestimentaire est considérable.
J’adhère à cela. J’étais un ingénieur commercial qui gérait les finances de l’université de Louvain, autant dire le bras droit de la direction. En ’68, je quitte tout pour la sociologie. Avant, je crée le secrétatiat tiermondiste, d’aide à la bourse d’études pour les étudiants étrangers. J’étais devenu un marxiste-léniniste militant alors que j’étais plutôt militant catholique. J’ai cessé d’aller à l’église… La culture est terriblement puissante pour vous faire sentir ce qui est légitime ou non à un moment donné. Quand un modèle cesse d’être légitime, il perd de sa crédibilité.
Qu’est-ce qu’on veut ? Cela se consituera après, avec les mouvements sociaux des femmes, des homosexuels, des écologistes, du courant anti-psychialtrie, etc. Cette mutation met en place le nouveau modèle culturel subjectiviste, toujours en place aujourd’hui, dont l’injoction principale, en résumé, est : « Sois-toi même, choisis ta vie, l’individu sujet de lui-même ». à ne pas confondre avec le modèle économique néolibéral mondialisé (qui apparait après la crise du pétrole en 1973) et qui n’est que l’interpétation idéologique par la classe dominante d’aujourd’hui et de son injonction à être des individus CCC (Connectés, Consommateurs, Compétiteurs). Le modèle culturel subjectiviste autorise d’autres interpétations comme celle que l’on voit apparaitre actuellement où de plus en plus de gens disent : « Non, je ne joue pas à ce jeu-là ». Mai 68 a été la crise, le tsunami qui a provoqué la mutation vers l’individu sujet de lui-même.
Aujourd’hui, je pense que ce sont les nouveaux consommateurs qui peuvent être ce qu’ont été les ouvirers et les étudiants révoltés d’hier. Les citoyens-consommateurs peuvent faire basculer les choses. Le défi est qu’il n’y a plus d’unité dans la protestation sociale mais une dispersion entre tous les enjeux où chacun défend les siens selon la place qu’il occupe dans le système. Il serait intéressant de mener une anlanyse des classes dans la société actuelle succeptible de montrer les grands enjeux, de comprendre le système pour obliger le néolibéralisme à tenir compte de ceux qu’il écrase.
Guy Bajoit , sociologue, professeur émérite de sociologie à l’Université Catholique de Louvain (UCL)