Politique,Rencontre & Réflexion
«Deux grands moments marquent nos représentations du chômage » : une Intervention de Mateo Alaluf, sociologue (spécialiste des questions relatives à l’emploi) lors du spectacle « Le Réserviste » de Thomas Depryck, mis en scène par Antoine Laubin au Théâtre de la vie, le 3 février 2015. Morceaux choisis.
Deux grands moments marquent nos représentations du chômage.
I- Dans l’ancien régime, les paysans se plaignaient du trop grand nombre de jours chômés imposés par l’Eglise en raison des fêtes religieuses et qui les empêchaient d’aller travailler aux champs. Plus tard, avec l’industrialisation, les ouvriers seront décimés par les accidents de travail, la maladie, le chômage et la pauvreté. Ils sont à la merci des licenciements, à savoir du chômage qui les privera de leur moyen de subsistance. Le paupérisme désigne la pauvreté massive produite par le travail. Les riches vivent de leur rente alors que les pauvres s’appauvrissent encore plus en travaillant.
On avait certes dû, suite aux révoltes ouvrières, concéder une assurance contre les accidents du travail (1903). Devrait-on au surplus leur accorder pour autant une assurance chômage ? Les payer à ne rien faire ? De tous les régimes de la sécurité sociale (accidents de travail, soins de santé, maladies professionnelles et invalidité, allocations familiales, pensions, vacances annuelles) l’assurance chômage obligatoire fut la plus controversée et la plus tardive à être mise en place.
L’enjeu à l’époque était en effet de taille. Si les chômeurs devaient être indemnisés, c’est à dire payés à ne rien faire, pourquoi accepteraient-ils alors de travailler à vil prix comme il était de coutume ? Sans oublier la question morale : une société qui serait obligée à payer les gens à ne rien faire encouragerait non seulement la fainéantise, mais aussi la débauche et l’anarchie.
D’ailleurs, sans indemnités, les chômeurs ne mouraient tout de même pas de faim. Les bons bourgeois, l’église et ses bonnes œuvres, venaient à leur secours. La charité permettait aux personnes vertueuses d’assurer leur salut. Que feraient-ils si l’indemnité de chômage se substituait à la charité pour faire du revenu du chômeur, un droit ?
II- Puisque l’assurance chômage entrainait la fermeture des portes du paradis céleste, les personnes charitables ont bien dû se résigner au paradis sur terre. Leur prophète fut le chancelier social démocrate allemand, Helmut Schmidt. Le 3 novembre 1974, cette date est importante, au moment précis où, sous l’effet du « choc pétrolier », le chômage doublait presque en Belgique et en Europe, celui-ci énonça un théorème. « Les profits d’aujourd’hui, affirma le Chancelier, sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Chacun devait désormais se dévouer corps et âme pour accroître les profits en attendant de sortir du tunnel qui fut, faut-il le dire tellement long, qu’aujourd’hui, plus de 40 ans plus tard, nous sommes loin d’en être sortis. Nous oeuvrons donc toujours, inlassablement à augmenter les profits dans l’attente des investissements promis et peut-être, un jour, des emplois. C’est dans cette attente patiente que la « ressource humaine », nouveau nom donné aux salariés, s’enrichit en permanence de « réservistes », aspirant à devenir eux-mêmes un jour « ressources humaines ».
Ainsi décida-t-on d’une part d’activer les chômeurs : au lieu d’être payés à ne rien faire, ceux-ci sont obligés à chercher de l’emploi. Le métier de chômeur ne consiste-t-il pas précisément à chercher du travail ? Qu’importe alors que les emplois soient rationnés et fassent défaut pour autant que les chômeurs, par leurs recherche, fassent pression vers le bas sur les salaires et les conditions de travail. D’autre part, il faut affirment les instances responsables exploiter les « gisements d’emploi ». Des activités diverses et variées qui relevaient du bon voisinage, de la convivialité et de la sphère privée auparavant, sont recyclées à présent en autant d’emplois marchands.
C’est alors qu’un jeune anthropologue américain, David Graeber, de la London School of Economics découvre les « bulshitt jobs » ( les « emplois de merde », « à la con ». La majorité des emplois, soutient Graeber, sont vides de sens et ceux qui les occupent ont conscience du caractère inutile de leur travail. Il cite entre autres le gonflement des services financiers, le télémarketing ou encore la croissance sans précédent des avocats spécialisés dans le droit des affaires et des relations publiques.
Mais alors comment distinguer les emplois utiles des emplois inutiles ? Il y a une règle dit-il : elle postule que plus un travail bénéficie aux autres, c’est-à-dire plus il est utile, moins le travailleur sera rémunéré. Ainsi cite-t-il parmi les emplois utiles donc peu rémunérés, les infirmières, éboueurs, enseignants, musiciens, comédiens, écrivains et artistes, il aurait pu ajouter encore s’il était en Belgique les dizaines de milliers de travailleuses des titres services.
Le mouvement social contre les politiques d’austérité permet aussi de distinguer emplois utiles et inutiles. Il y a d’une part des grévistes (aucune grève n’a créé de l’emploi ont répété en boucle les patrons) et d’autre part ceux qui s’en prennent aux picquets de grève et aux grévistes : cheminots et conducteurs de bus et de métro accusés de paralyser nos villes ou encore aux professeurs qui prennent nos enfants en otage… Ceux-ci occupent incontestablement des emplois utiles et productifs, sinon nul ne se soucierait de leur arrêt de travail, mais sont dénigrés et exploités, alors que les braves gens qui se disent victimes n’ont d’autre utilité que d’être, suivant les mots d’Isabelle Stengers, « les petites mains du pouvoir ».
Je vous invite en conclusion à un bref retour en arrière. Le grand économiste théoricien du plein emploi, J.M. Keynes, avait pronostiqué dans l’entre deux guerres que les progrès de la productivité, c’est-à-dire les gains de temps par unité produite, devait permettre le plein emploi par la réduction du temps de travail à 15h semaine à la fin du 20è siècle. A défaut, nous savons à présent que « les licenciements d’aujourd’hui, sont les profits de demain et les dividendes d’après demain ». Il se fait qu’après demain c’est justement maintenant.
Mateo Alaluf
Dixit Matéo Alaluf :«L’emploi des jeunes s’avère d’emblée comme un problème puisqu’ ils sont des entrants sur le marché de l’emploi. Cela a toujours été une priorité mais dans la pratique? Quand aujourd’hui, on parle d’augmenter l’âge de la retraite, ce n’est pas dans l’idée de faire de l’emploi des jeunes une priorité.
Si l’on compare jeunes et vieux, on remarque, en gros, que le problème majeur des jeunes n’est pas de trouver un travail mais de le garder. On leur propose des petits boulots, de la précarité. Pour les plus âgés, c’est la capacité d’accéder à un emploi qui pose problème. Cela interroge 1/de la mobilité dans la précarité et 2/ de l’enlisement dans le chômage. Et donc contre cela et pour l’emploi des jeunes : diminuer l’âge des pensions, c’est essentiel.
De plus, ce n’est pas parce que le chômage diminue que les gens sont mieux. Le secteur où l’emploi ale plus augmenté : les titres-services (+ de 100.000 équivalents TP). Aujourd’hui le problème majeur est la pauvreté dans le travail. La détérioration du travail devient une préoccupation. On parle de «qualité de l’emploi» mais, en même temps, on prend des mesures contraires: l’augmentation des temps partiels, des contrats plus flexibles ou encore des facilités à licencier. Le statut de l’emploi se dégrade et donc l’emploi aussi se dégrade. C’est la même chose pour les jeunes. On dit qu’ils sont «la priorité» et l’on prend des mesures qui dégradent leur situation sur le marché de l’emploi. Depuis les années 80, nous vivons dans des politiques néolibérales où les priorités sont la mise en compétitivité permanente, la diminution du coût du travail, etc. Quant à la «garantie jeunesse», on prend des mesures concernant la formation, les stages et éventuellement des emplois subventionnés pour les jeunes. Un certain nombre de mesures peuvent en général produire de l’effet positif mais elles sont très insuffisantes par rapport à l’ensemble de la société. Par ailleurs, on peut dire que ce sont les politiques publiques qui ont eu une grande efficacité sur l’augmentation de l’emploi (quantitativement, dont l’exemple des titres-services). Mais là où elles ont totalement échoué c’est sur la qualité de l’emploi.
Le système d’accompagnement de la «garantie jeunesse» peut donc avoir son effet positif. La question est de savoir si on a les moyens pour et ce que on en fait. Si c’est pour proposer au jeune le tour de diverses formations, ce n’est pas intéressant.»
Propos recueillis par Nurten Aka