En 1968, j’étais déjà prof et encore étudiant à l’ULB. J’assistais donc, sagement, aux assemblées libres. Le Bourgmestre de Bruxelles, mon « patron », m’a fait savoir, sur base de photos policières, que ma place n’était pas dans ces « assemblées libres ». Ambiance !
Notre première source d’exaltation, comme francophones, c’était la France antigaulliste dans un Paris en fièvre. « Europe 1 » nous plongeait, en direct – une révolution journalistique – dans les manifestations, interviewant les étudiants tabassés par la police (« CRS/SS »). Les Flamands, eux, pratiquaient le « Walen buiten », opérant une vraie révolution politique, historique. Côté francophone, la « révolution » a surtout introduit des étudiants et le personnel scientifique au sein du CA de l’ULB.
En mai 68, tout le monde, ou presque, voulait la Révolution, antistalinienne mais maoïste ou trotskiste, « gauchiste » en somme. La jeunesse poursuivait les luttes anticolonialistes commencées dans les années 50/60, avec comme point fort la lutte, mondiale, contre la guerre du Vietnam (1963-1975). Trotsky bénéficiait de l’auréole du martyr, un « intellectuel » assassiné par Staline, en 1940, à cause de sa généreuse théorie, la révolution mondiale. En Chine, la « révolution culturelle prolétarienne » était pratiquée depuis 1966 par Mao Zedong et les chantres de Mai 68, Godard en tête, ne voulaient pas en voir les méfaits. Mao massacrait des millions d’intellectuels et de cadres du Parti ou les exilait dans des camps de rééducation/Goulag. Ici, la mode était à son Petit livre rouge, un « catéchisme » de formules utopiques que les jeunes rabâchaient. Des étudiants, « croyants » sincères, allaient d’ailleurs travailler en usine pour vivre la condition prolétaire. Il y avait des gens très sincères dans ces militants qui avaient 20 ans et croyaient à cette utopie, qu’ils allaient changer le monde à partir de l’élite qu’ils étaient, en mettant leurs compétences au service du peuple.
Mai 68, pour moi, c’est la révolution des mœurs, l’ouverture vers des mouvements étudiants ainsi que les mouvements féministes.
Avant Mai 68, les femmes avaient commencé à défendre leurs droits. En 1966 la grève des ouvrières de la FN de Herstal pour obtenir une égalité de traitement fut un modèle pour l’Europe. En mai 68, les leaders étaient des « machos », pratiquant l’égalité homme-femme… en théorie. Les filles étaient bonnes à « faire la soupe et l’amour » (je provoque, là) ! Les féministes, dès 1970, centrent leur combat sur la dépénalisation de l’avortement, via le fameux MLF (Mouvement de Libération de la Femme). En France, la loi Veil sur l’IVG fut votée de justesse en 1975. En Belgique une loi sur l’IVG fut votée en… 1990. Les autres progrès civiques (dépénalisation de l’euthanasie, droit au mariage pour tous) datent des années 2002/2003 en Belgique et ne sont pas généralisés en Europe !
En ’68, l’utopie était le grand mot à la mode qui permettait d’entrevoir dans l’imaginaire le changement radical de la société. C’était l’outil pour renverser l’ordre établi. Rien n’a changé : les élites ont continué à se renverser les unes les autres sans que l’utopie socialo-communiste ne soit réalisée. La gauche européenne a cru brièvement de 1975 à 1991 à « l’eurocommunisme », une possible synthèse du meilleur des deux systèmes capitaliste et communiste. D’autres ont pratiqué « l’entrisme », l’idée qu’on pouvait changer la société de l’intérieur, en entrant dans son système. Exemple : Lionel Jospin était trotskiste. Un grand nombre de journalistes dits « gauchistes » sont entrés au sein de la RTB, ex-RTBF.
En 2018 ? On est passé du « il est interdit d’interdire » à « Il est permis d’interdire ». Le marxisme n’est plus qu’une idée du XIXe siècle, la gauche est minoritaire partout. La fameuse « société de consommation » s’étale. En 2018, la Pologne et les USA prouvent que la réaction patriarcale et religieuse à l’IVG n’est pas morte. La présence de migrants sur notre territoire est pourchassée à la limite de l’état de droit, par des partis démocratiques, concurrençant des partis ouvertement racistes ! Pas étonnant que dans ce marasme, la société civile des mouvements citoyens, loupiotes utopistes et pratiques, (re)naissent. Le néocapitalisme a tout raflé ? L’Histoire est cyclique et le pire n’est pas toujours sûr….
Christian Jade,
Journaliste à RTBF.be