A Bruxelles, le carnaval commence et moi, par l'intermédiaire de Javva, accompagnée de quatre parfaits inconnus, je pars au nord de la France à la rencontre des migrants qui campent à Calais en attendant de passer la Manche pour atteindre les côtes anglaises. Coûte que coûte…
Nous nous joignons à deux associations : Salam et l’Auberge des Migrants pour prêter mains fortes aux préparatifs des repas pour les migrants et par la suite, aider à la distribution. Il fait très froid. C’est le premier constat qui s’impose dès que nous arrivons à Calais. « Ici, il fait toujours froid, même en été », précise Jérémie, l’un de mes coéquipiers. Je ne réalise pas encore jusqu’à quel point le froid fait partie de cet endroit.
«Très souvent, les migrants s’installent par communauté. Les Afghans habitent ici». Jérémie nous indique des étendues de dunes qui bordent la plage. En ville, dans des endroits un peu à l’écart, de temps en temps, on voit surgir quelques tentes. Des Soudanais, des Syriens, des Iraniens, des Irakiens, des Kurdes, des Palestiniens et d’autres nationalités stagnent ici.
Nous arrivons sur le lieu où se déroule la distribution des repas quotidiennement préparés par les bénévoles de Salam et une fois par semaine par l’Auberge des Migrants. La distribution ne va pas tarder. Les migrants ne sont pas encore là, mais la police si, juste derrière le grillage, pour surveiller. J’apprends pourtant qu’ils sont loin de chercher des embrouilles avec la population locale. Ils sont plutôt victimes des skins et des groupuscules fascistes dont le nombre est apparemment en constante augmentation à Calais. Dans la ville, deux bars acceptent les migrants. Mais ils n’y vont pas vraiment. Ils préfèrent rester à part, ne pas provoquer, ne pas être vus. Ils ne font que passer. Pas besoin de se souvenir d’eux, ils feront tout pour oublier ce moment.
Tout d’un coup, Ils accourent. Et j’ai l’impression de découvrir une bande de grands gamins, entre 17 et 50 ans. Ils rigolent et se chahutent. Je leur tends leur repas, un bolo revisité par Abubakar. Je frôle 300 mains. Je croise 300 paires d’yeux. Leurs regards sont limpides et communicatifs. Un migrant me demande de lui faire un bisou. Un autre une cigarette et pour me remercier, il m’offre une poire. Un autre vient serrer les mains de tout le monde. « Bonjour? Comment ça va? ». Ils prennent leur plat et s’installent quelque part sur le terrain qui leur est réservé. Nous sommes dehors. Ils mangent debout, accroupis, assis, comme ils peuvent. Ils s’adaptent facilement. Certains sont là depuis quelques jours, d’autres depuis plusieurs semaines. Mais il y en a aussi pour qui, le séjour à Calais se compte en années.
Un skateboard fait son apparition. Du coup, ils veulent l’essayer en se jetant dessus. « Tu n’as pas peur? » je demande impressionnée. « Peur de quoi? » Mehdi ne comprend pas ma question. Il n’aura sûrement pas peur d’un morceau de bois sur quatre roues. Ce mec a la guerre au fond de ses tripes. Il a traversé la Turquie, la Grèce, l’Italie dans des conditions effroyables, avec un sac en plastique sur la tête pour ne pas mourir. Ici, ils sont 300 avec une histoire similaire. Je m’approche des trois Syriens. Sam, Tarek et Samir. Sam me montre des photos sur son téléphone portable: «C’est mon petit neveu. Ca, c’est sa grande sœur. C’est ma mère. Et ça, c’est mon voisin.». Je vois un homme avec un ventre ouvert. «C’était le dernier à être tué de sa famille. Ils étaient sept. C’est ma rue.». Je vois un espace gangréné par les corps sans vie.
Sam sort de l’enfer. Même si pour l’instant, il vit dans une précarité effroyable, le pire est déjà derrière. Dans son regard il a l’espoir du paradis qui l’attend juste derrière l’eau, en Angleterre. Ces 300 hommes sont habités par cette même idée, même si personne n’arrive à bien définir ce qui les attend là-bas, même si personne ne sait vraiment à quoi ressemble le paradis. Ils y croient, ils sont sûrs que là-bas, ça sera bien.
Chaque nuit, tous essaient de franchir la frontière. Seuls, ou par intermédiaire des passeurs. Certains vont réussir, certains vont mourir, certains vont devoir encore attendre. Peut-être la nuit prochaine, peut-être dans deux nuits, dix ou cent. Chaque jour une trentaine d’entre eux y parvient. Et tout de suite, d’autres arrivent à Calais. C’est un mouvement perpétuel. En fonction des conflits, des guerres, des misères. «Est-ce que tu pleures?», je demande à Sam. Il sourit intimidé avant de me répondre: «Tous les jours.»
Il nous faut retourner à Bruxelles. Ca fait deux jours que je suis congelée. A défaut d’une baignoire, je m’ébouillante sous la douche. Ma tête implose. J’ai sur moi l’odeur de la cuisine d’Abubakar, sur mes mains, l’odeur des oignons, dans mes yeux, les visages des migrants, dans mes oreilles, leurs histoires. Il y a deux heures. Calais. La France. L’Europe. Et le Tiers Monde.
J’aimerais être une super héroïne. J’aurais pu faire plus, j’aurais pu faire mieux. « Il vaut mieux faire ça que rien du tout », me dira plus tard Marie, l’une de mes colocataires. Elle a raison. Parce que si, avec quelques gestes simples, on peut se rendre utiles auprès des gens en détresse, alors qu’est-ce qu’on attend ?