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Politique

La mécanique derrière la crise « Lutgen »

  29 Sep , 2017   ,    Propos recueillis par Mathieu Midrez

Coup de théâtre : en juin dernier, suite aux différentes affaires (Publifin, Samusocial…), le président du cdH Benoît Lutgen annonce que son parti n’entend plus gouverner avec le PS, provoquant un saut dans l’inconnu pour le citoyen et le secteur jeunesse. La Wallonie a répondu à l’appel « Lutgen » avec une nouvelle majorité MR-cdH. L’occasion d’interroger la mécanique politique de cette crise avec Jean-Benoît Pilet, politologue à l’ULB. 

Interview PiletwebEntre mélodrame « intra-politique » et stratégies de partis, le citoyen subit des coalitions changeantes. N’est-ce pas antidémocratique de modifier les coalitions en cours de route sans l’avis des urnes et du citoyen ?

De façon générale, il faudrait alors voter plus souvent. Or, on est coincé entre deux impératifs : 1. la prise en compte de la volonté de la population, qui se fait pour le moment principalement via les élections (et pas tellement entre). 2.l’impératif de stabilité de la gouvernance car beaucoup de dossiers ne peuvent pas se gérer en deux ans.  Bien souvent, vous allez entendre les mêmes personnes dire « il faudrait demander au citoyen » et en même temps se plaindre que les partis pensent tout le temps à l’élection suivante ! Pour l’instant, on a un certain équilibre des choses. Est-ce qu’il est bon ? Personnellement, je pense que des référendums et des outils de démocratie délibérative/participative entre les élections permettraient de mieux associer le citoyen à la décision politique.

Quitter une coalition comme l’a fait le président du cdH, Benoît Lutgen, est-ce surréaliste ?

Au niveau fédéral, cela arrive. Soit on reforme une majorité, soit on va aux élections anticipées. Ce qui est impossible au niveau régional parce qu’on a des parlements de législature : les élections ont lieu tous les cinq ans, en même temps que les élections européennes, et elles ne peuvent pas être anticipées. 

Pourquoi ce système ?

Il y a eu dans les années 70’-80’ une forte période d’instabilité avec des élections tous les ans ou tous les deux ans. On a donc prévu ces parlements de législature et on a également introduit la « motion de méfiance constructive » : on ne peut faire tomber la majorité qu’en proposant une solution de remplacement. Avec ces deux mécanismes on voulait éviter des chutes de gouvernement trop régulières liées à de pures considérations politiques. Donc, en fait, les gouvernements bruxellois et de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) n’ont, jusqu’ici, pas encore démissionné.

Sans élections anticipées, on se prive de l’arbitrage du citoyen en cas de blocage. Le Roi peut intervenir pour consulter les partis, désigner un « formateur » de gouvernement, sauf que c’est exclusivement pour la formation du gouvernement fédéral. Dès lors : pas d’arbitre ?

Oui, il n’y a pas d’arbitre. On ne compte que sur les partis. Mais ils savent que laisser les choses trainer et pourrir ne serait bon pour aucun des partis et en particulier pour celui qui se verrait attribuer la faute, pour l’instant le cdH. Si les majorités changent, il pourrait gagner de la crédibilité électorale. Si par contre il y a un blocage total, il sera difficile de reporter la faute sur les autres.

Les présidents de parti ont clairement la main !

La formation des gouvernements est « LE » moment où les présidents de parti ont le plus d’importance. L’électeur vote pour un parti en sachant qu’il lui donne un mandat pour négocier la plus grande partie possible de son programme. Mais dans un gouvernement PS-Ecolo, ce ne sera pas la même partie du programme qui va être réalisée que dans un gouvernement PS-MR. Dans la plupart des systèmes, le président de parti est celui qui va gérer l’entrée du parti dans le gouvernement. Dans un système majoritaire (la majorité à un seul parti), le chef du parti devient directement Premier ministre. Dans un système proportionnel, comme chez nous, ce sont des coalitions. En Belgique il faut donc négocier à plusieurs dans un long processus. Pourtant, dans d’autres pays à coalitions, comme l’Allemagne, cela durera un mois
au maximum.

Pourquoi cette lenteur chez nous ?

Premièrement, parce que c’est plus compliqué ! On a des gouvernements, surtout au niveau fédéral, qui sont parmi les plus larges. Il n’y a pas beaucoup de pays qui ont besoin au minimum de quatre partis pour former un gouvernement. Deuxièmement, il y a une espèce d’habitude qui s’est construite. Le sentiment d’urgence (par rapport à la formation des gouvernements) est faible dans les médias, chez les citoyens et chez les responsables politiques. Au Royaume-Uni, une semaine c’est énorme ! Nous, on a l’habitude d’une durée de formation moyenne de trois mois. On le voit ici, personne n’était choqué que la crise traîne pendant l’été. Si elle perdure au-delà de la mi-septembre-début octobre, cela va commencer à devenir plus problématique. Il faudra décider ce que font les gouvernements sortants : est-ce qu’ils ne font rien ou est-ce qu’ils recommencent à travailler ?

Peut-on envisager des coalitions différentes (régions, communauté) pour sortir de la crise ?

Il peut exister des différences mais en règle générale le cœur de la majorité est le même dans les trois entités. Parfois un troisième parti vient faire l’appoint quand c’est nécessaire. Avant la crise, par exemple, c’était une coalition PS-cdH, avec Défi en plus à la Région bruxelloise. Ce schéma-type pourrait avoir lieu à nouveau, avec une base MR-cdH associée à DéFI en Région bruxelloise et en FWB. Ce basculement de majorités faciliterait les choses, le MR faisant alors la liaison entre la majorité fédérale et les majorités dans les régions. Si par contre on imagine une alliance PS-Ecolo-DéFI à Bruxelles et MR-cdH en Wallonie, on aurait des coalitions entièrement différentes, ce qui n’est jamais arrivé.

L’alternance en Wallonie est plutôt historique : le PS occupait la ministre-présidence depuis presque 30 ans et les libéraux n’étaient plus montés au gouvernement wallon depuis 13 ans. Que peut-on attendre de cette nouvelle coalition MR-cdH ?

Dans les faits, il reste une année et demie avant les élections de 2019. On ne va pas révolutionner la Wallonie, on va essayer de cibler une série de mesures qui peuvent être adoptées rapidement : la suppression de la télé-redevance ou du décret inscription par exemple. Mais le MR et le cdH ont probablement en tête de continuer à gouverner ensemble après 2019, avec cette nouvelle forme de coalition de droite/centre-droit. Et éventuellement de prolonger la majorité au fédéral (en y ajoutant le cdH). Le dessein est d’effrayer l’électeur centriste en disant que l’alternative serait une coalition de gauche radicale PS-PTB-Ecolo. Depuis très longtemps, cette espèce de polarité a été l’espoir du PRL (devenu MR).

N’est-ce pas étonnant de voir le cdH passer soudainement d’une politique de gauche à une politique de droite ? Est-ce une question de personnes ?

Tous les partis centristes le font. Le cdH a une composante plus de centre-gauche, plus proche de la CSC [le syndicat chrétien], même si elle est minoritaire, et une composante plus de centre-droit. Historiquement ils ont été d’un côté ou de l’autre. C’est pareil pour les démocrates-chrétiens aux Pays-Bas, la CDU en Allemagne, etc. Mais effectivement, la forte sympathie et affinité politique qu’il y avait entre Joëlle Milquet et Elio Di Rupo faisait que cette coalition cdH-PS était très forte. A l’inverse, l’aversion qu’avaient beaucoup de leaders politiques pour Didier Reynders plaçait le MR plus facilement dans l’opposition. Aujourd’hui Joëlle Milquet n’est plus là et Benoît Lutgen est plus changeant. On le voyait déjà avant cette crise-ci, il avait beaucoup hésité sur ses partenaires de coalitions en 2014 et c’est son rejet de la N-VA qui l’a amené vers le PS.

Historiquement, la volonté de créer des régions en Belgique a émergé en Wallonie, afin de mettre en place ses propres politiques économiques. La Communauté française est apparue par effet miroir à la Communauté flamande. La priorité donnée ici à la formation du gouvernement wallon (rapidement en place) serait le signe d’un désintérêt pour la Communauté française ?

Cette question revient régulièrement à l’agenda mais elle continue à diviser la classe politique. Le président de DéFI Olivier Maingain, dit qu’il faut absolument pérenniser la Communauté française. à l’inverse, Paul Magnette défend la régionalisation de l’enseignement supérieur pour développer une vraie politique d’emploi. Le maintien de la Communauté française va rester un chantier ouvert, faute de consensus.

Depuis 2011 la Communauté française se fait appeler ’officiellement’ « Fédération Wallonie-Bruxelles ». Peut-on vraiment parler de fédération ?

Non, c’est une union de deux entités régionales. C’est une manière de dire que la Communauté française n’est pas seulement culturelle mais est aussi territoriale, c’est le territoire de Bruxelles et de la Wallonie. Clairement, cela traduit la difficulté pour les Wallons en particulier et les partis francophones en général de concevoir que la Région bruxelloise est une région pleinement bilingue. Ce n’est pas la Fédération Wallonie-Bruxelles francophone. Pour eux, Bruxelles est une région francophone à minorité néerlandophone, une minorité protégée.