"On est passé par bien des phases, très changeantes mais surtout très saugrenues. A un moment, enfermés toute la journée dans sa chambre sauf une heure par semaine pour la visite « familiale » derrière une vitre comme en prison. à 92 ans, vivre ça…"
Pierre réfléchissait beaucoup. Au confinement, au virus. Il a le sentiment d’être privé de sa vie, qu’on lui prend le temps qui lui reste. Deux ans qu’il est ici, dans sa « nouvelle maison ». A la suite d’une chute, il a fini par accepter de venir.
Au début, c’était bien. Des repas le midi et le soir pris ensemble, à de grandes tables rondes. Des activités le matin, l’après-midi. Des papotes dans les couloirs avec les résidents. L’occasion d’aller rejoindre l’un ou l’autre en bas, dans la véranda pour manger une glace, boire un verre. Accueillir sa famille, diner ensemble au restaurant, sortir se promener au soleil, rentrer pour gouter. Une vie paisible en somme. Même si tout n’était pas parfait. Et puis, le monde s’effondre.
On est passé par bien des phases, très changeantes mais surtout très saugrenues. à un moment, enfermés toute la journée dans sa chambre sauf une heure par semaine pour la visite « familiale » derrière une vitre comme en prison. à 92 ans, vivre ça…
Plus rien, plus aucun contact. Dans un environnement où le personnel de soin travaille à flux tendu, où ils ont juste le temps de passer dans votre chambre pour faire le strict nécessaire, d’échanger à peine deux mots. Cela veut dire ne plus parler à personne. Pendant des mois.
Il y a de quoi perdre la boule. Tout se mélange. Quelle heure est-il ? Quel jour sommes-nous ? A-t-on déjà mangé ? On attend, on se laisse doucement « glisser » … Pour certains, ça va très vite. Ils ne sont d’ailleurs plus là.
Une personne âgée a des besoins spécifiques. Besoin d’amour et d’affection, de ses proches, d’activités épanouissantes, de repères dans le temps, des repères d’intendance, d’être écouté, de se sentir en sécurité et de développer son estime de soi. Faites le tour, plus rien dans cette liste n’était coché. C’est le début de la fin, le sentiment de solitude et d’isolement qui s’installe.
Et si vous attrapez cette crasse, c’est la catastrophe. Un état de semi-conscience. Le personnel est méconnaissable, habillé comme des cosmonautes. Plus de repères. La situation se dégrade, départ pour l’hôpital, sans personne d’autre que les ambulanciers. Désorienté, perdu, seul, incompréhension. Dans le meilleur des cas, retour à la résidence. à nouveau seul, isolé dans sa chambre. Il reste le téléphone. Mais quand on n’entend plus très bien…
Plus de contacts physiques non plus. Un bisou, la main de sa petite fille sur sa joue, plus rien.
Ne plus être autonome. Être dépendant de personnes qui sont pressées, qui n’ont pas le temps de parler et de faire les choses en douceur, c’est une forme de torture.
Pierre raconte que le plus difficile, c’est le manque de relations. Il ne reste que la voix dans la tête et il ne fait pas toujours bon l’écouter. Il rêve de pouvoir parler de la pluie et du beau temps avec quelqu’un qui a le temps.
Ne plus être autonome. Être dépendant de personnes qui sont pressées, qui n’ont pas le temps de parler et de faire les choses en douceur, c’est une forme de torture. Alors on devient agressif, triste, on baisse les bras. On ne veut même plus aller à la visite, plus manger, …
La Covid-19 n’est pas la cause de ce manque de temps pour le personnel.Pierre est conscient que c’était déjà le cas avant. Il faut faire gagner de l’argent à des grands patrons de résidences pour seniors. Alors on sucre.
Moins d’infirmiers, moins de temps dans chaque chambre, moins de moyens pour les activités, moins de services… Mais tous ces moins, ce sont des gens qu’on abandonne dit-il. Après avoir travaillé toute leur vie.
Maintenant, la situation se délie un peu. Mais il y a des cicatrices. Beaucoup de choses ont été perdues et ne reviendront plus. La marche, une certaine vivacité d’esprit, une énergie. Pierre a eu la Covid en mai 2020. Il ne marche plus. Il a perdu sa mobilité après avoir été trop longtemps alité à cause de la maladie. Le peu de muscles a disparu. Mais c’est surtout moralement et psychologiquement qu’on est marqué. Il a toujours toute sa tête. Et il n’oubliera pas. Heureusement, sa famille n’a rien lâché. Il le sait, il a eu cette chance. D’autres, en revanche étaient seuls.
Il alerte. Ça ne peut plus se produire. On n’abandonne pas ses vieux, ni ses jeunes, (il pense à eux. Quelle triste entrée dans la vie) ni sa culture, ni… Il sait de quoi il parle, il a été toute sa vie au service des autres. On construit ensemble, on est solidaire, même dans l’adversité. Le gouvernement doit orchestrer cela, en toute transparence et en donner les moyens. On veille les uns sur les autres sinon, on a tout perdu de notre Humanité.
Et perdre notre Humanité ça, pour lui, c’est un traumatisme.
Témoignage de Monsieur Pierre, 92 ans, par sa petite fille, Virginie.