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Rencontre & Réflexion

« HLM » ou l’histoire d’une famille confinée

  14 Juil , 2020   ,    COJ

Jérémy était rentré. Tard. Maman l’attendait assise dans le divan. Les yeux rougis. Ils s’étaient expliqués. Le ton avait monté mais à voix basse. Ne pas réveiller Melvin ! Mais Jérémy n’avait pas lâché. Il en avait plus que ras-le-bol de ce confinement....

Les premiers jours, ça c’était pas trop mal passé… À 4 dans 40m², c’était pourtant pas évident. Mais chacun avait envie de faire preuve de bonne volonté. Plus ou moins en tout cas. Melvin, 8 ans ne passait pas une journée sans jongler avec une balle de foot ou autre chose qui lui passait sous la main… ou le pied… Mais il acceptait encore les remarques de la maman, du frangin ou de la frangine, sans trop s’énerver ou sans bouder plus de quelques minutes. Jérémy 17 ans, zappait entre sa PS dans la chambre des garçons et les débilités télé, mais ne refusait pas d’être parfois partageur. Et les 14 ans de Sonia permettaient de comprendre qu’elle passe l’essentiel de son temps avec son portable. Elle travaillait aussi un peu son anglais et aidait Melvin pour les travaux que son instit lui faisait parvenir via fb. Chacun des trois participait sans trop rechigner aux tâches ménagères… Un confinement exemplaire dans un si petit espace…

Bon, ça, c’était les premiers jours… Ça n’a pas duré… Un peu rude la vie à 4 dans un appart’ de taille aussi réduite avec des envies tellement différentes et la nécessité de vivre dans les mêmes espaces, quasi 24h sur 24. Et encore plus dur pour les deux gamins qui partageaient la même chambre et n’arrivaient pas à s’isoler. C’est pas qu’ils ne s’entendaient pas les frangins, mais quand même, les âges n’arrangeaient pas les choses et si les activités n’étaient pas les mêmes, elles nécessitaient le plus souvent le même matos… ou la fréquentation du même endroit dans l’appart’. Après ces quelques jours, Melvin n’avait plus qu’une envie, celle de partager les mêmes activités que le grand frère, qui lui n’avait plus qu’une seule ambition, éviter que le gamin ne soit dans ses pattes.

Le bruit dérangeait son grand frère qui débarquait dans le salon en slip s’il avait daigné en enfiler un. Une nouvelle engueulade du frère, une confiscation de la zapette au passage, pendant que de son côté, la maman poussait aussi sa gueulante en demandant au grand une tenue plus décente !

Ça devenait plus compliqué.

La première engueulade, c’était vers 7h du mat’ quand Melvin réveillait son grand frère en se promenant dans la chambre à la recherche de l’une ou l’autre chose. Ce qu’il cherchait n’avait pas beaucoup d’importance. Ce qui comptait, c’était surtout d’attirer l’attention du grand et de le réveiller.

L’engueulade se terminait par un virage en règle de la chambre, la nécessité d’un repas aux Kellogg’s pour calmer la crise de larmes du gamin, repas que la maman qui espérait un peu profiter de son lit se devait de servir pour s’assurer que l’autre ne viderait pas la boîte. Maman ne se recouchait pas, Melvin s’installait devant les dessins animés qu’il accompagnait de la voix, de gestes et de sauts désordonnés sur le sofa déjà bien défoncé. Le bruit dérangeait son grand frère qui débarquait dans le salon en slip s’il avait daigné en enfiler un. Une nouvelle engueulade du frère, une confiscation de la zapette au passage, pendant que de son côté, la maman poussait aussi sa gueulante en demandant au grand une tenue plus décente !

Ça devenait plus compliqué. D’autant plus que Sonia s’était disputée sur les réseaux sociaux avec sa meilleure amie, Laura, et que Pauline et Julie en profitaient pour en rajouter des couches… Et depuis, Sonia déprimait et refusait quasi de sortir de sa chambre…

© Alex Vasey/CC0/Unsplash

Pour Maman, la gestion du logement devenait l’occupation essentielle et permanente. Ça gueulait de plus en plus. Entre les enfants, mais aussi entre la Maman et les enfants. Il y avait de la tension. Et la solution d’envoyer les plus grands faire les courses n’avait pas rencontré le succès escompté. Sonia avait tout simplement refusé. Et Jérémy avait accepté en trainant les baskets, ce qui avait laissé une heure à son petit frère pour tranquillement s’emparer de la PS… et perdre toutes les vies du jeu du grand… D’où une nouvelle colère qui fit trembler les murs jusqu’à deux étages plus haut ! Et la situation ne s’était pas améliorée quand Melvin, d’un shoot malencontreux dans un des coussins du salon, avait envoyé valdinguer la statuette que Sonia avait ramenée à sa Maman comme cadeau de son voyage en Croatie avec son Parrain. La crise de larmes avait été terrible et longue… D’autant plus que l’ado ne supportait pas de voir sa Maman ne pas pleurer pour ce cadeau fracassé qu’elle était tellement fière de lui avoir offert !

C’était décidé. Jérémy voulait se tailler de l’appart pour aller faire la fête avec les copains et Sonia avait décidé de rester confinée en permanence dans sa chambre. Maman avait trop peur du virus que pour accepter que ses enfants ne respectent pas le confinement… Et c’est même de son corps qu’elle avait dû faire barrage pour empêcher le grand de sortir. Ça avait fait une nouvelle engueulade. On ne les comptait maintenant plus. Maman surveillait le grand qui préparait un mauvais coup, prévenait tant bien que mal les bêtises du petit et essayait d’extraire sa grande fille de sa chambre. Le combat était perdu d’avance. Le foot en appartement provoquait de nouveaux dégâts. Sonia ne touchait même plus aux assiettes que Maman lui amenait dans sa chambre. Et alors qu’elle était dans la cuisine en train de faire la vaisselle, elle avait entendu la porte d’entrée claquer. Jérémy s’était cassé…

Jérémy était rentré. Tard. Maman l’attendait assise dans le divan. Les yeux rougis. Ils s’étaient expliqués. Le ton avait monté mais à voix basse. Ne pas réveiller Melvin ! Mais Jérémy n’avait pas lâché. Il en avait plus que ras-le-bol de ce confinement. Ça lui était devenu insupportable. Vraiment. Et puis son intention n’était pas d’aller faire la fête, mais de retrouver les quelques copains sur le toit de l’immeuble.

La Maman avait souri. Intérieurement. Ce toit ! Un endroit réservé aux mecs de la tour. Les mecs. Pas les nanas. C’était comme ça ! Un toit au-dessus de 12 étages ! Réservé aux mecs, approximativement de 16 à 19 ans. Jamais moins. Rarement plus ! Par groupes de 5, 6, 7 ou 8. Rarement moins, jamais plus. Les plus jeunes étaient remballés sans ménagement, les plus âgés se cassaient d’eux-mêmes, conscients qu’il fallait laisser la place aux jeunes. Et puis, pour les plus grands, il y avait les bagnoles. Qui permettaient de s’évader du quartier !

Le toit auquel les premiers mecs de la tour avaient accédé quelques jours après qu’elle ait été investie de ses habitants. Il y a presque 20 ans de ça ! Jérémy n’était pas né ! On y accédait par une porte de métal verrouillée et déclarée infranchissable. Après quelques jours, les jeunes avaient ouvert la porte. On avait rajouté un gros cadenas. Qui n’avait pas tenu longtemps. Puis une grosse chaine. Qui avait terminé sa course dans le pare-brise d’une voiture garée 12 étages plus bas. Ils avaient fini par mettre un cadenas à chiffres. Le code : 123125 comme les numéros des deux apparts qui entouraient la porte. Depuis, le cadenas restait bien sagement là. La porte restait fermée. Sauf quand les gars se donnaient rendez-vous. Mais ils recadenassaient bien en partant.

Les mecs là au-dessus, ils ramenaient des cannettes, des chips. Des cannettes de coca ou de limonade. De bière aussi. Quand il n’y avait pas de muslims qui les accompagnaient. Mais si l’un d’entre eux était musulman, et beaucoup de jeunes étaient musulmans dans la cité, il n’y avait pas d’alcool. C’était comme ça. Naturellement. Par respect ? Par sympathie ? Par solidarité ? Ils ne savaient pas et s’en foutaient. C’était comme ça. Point barre. Ils écoutaient de la musique. S’il y avait quelque chose qui avait changé en 20 ans, c’était la musique. Un peu de rock au début, puis très vite du rap. Et aujourd’hui, en plus du rap, il y avait pas mal de musique électro…

Elle avait compris que ça ne servait à rien d’empêcher et que finalement, ce n’était sans doute pas le plus grave… Des potes confinés dans leur appart’ qui se retrouvaient entre eux… ça devait pas être trop contagieux…

Et puis, de temps en temps, quand le soir tombait, il y avait leur déclaration de guerre. Un rituel qui avait aussi presque 20 ans. Ils se foutaient à poil, se peinturluraient le visage et le torse de lignes colorées et puis, sur le bord de l’immeuble, ils déclaraient la guerre au reste du monde, à ses injustices, à ses intolérances. Et ils lui faisaient comprendre combien ils le fuckaient ce monde de cons, ce monde de vieux, ce monde qu’ils insultaient. Bien moins cependant qu’ils ne se sentaient insultés par lui …

Quand Jérémy rentrait le soir après cette déclaration de guerre, il s’enfermait dans la salle de bain, prenait en chantant une longue douche pour faire partir la peinture. Et sa maman était heureuse de l’entendre. Quand elle l’écoutait chanter, elle se disait que leur déclaration de guerre, là-haut quand tout nus et en couleurs, ils touchaient le ciel, ça les faisait exister, ça les faisait grandir… Qu’ils devenaient des hommes.

Elle avait compris que ça ne servait à rien d’empêcher et que finalement, ce n’était sans doute pas le plus grave… Des potes confinés dans leur appart’ qui se retrouvaient entre eux… ça devait pas être trop contagieux… Et puis de toute façon… y avait pas moyen de faire autrement. Elle allait quand même pas appeler les flics pour garder son fils confiné ! En plus, ça laisserait davantage d’espace à Melvin… Ce qui permettrait sans doute aux tensions de baisser de plusieurs crans.

Restait Sonia qui ne semblait pas vouloir sortir de sa dépression et qui continuait à dépérir. Faut dire qu’elle ne mangeait plus rien. Et qu’elle restait dans le même T-shirt depuis bientôt 10 jours… Mais avec Jérémy qui s’occupait tout seul et se prenait en charge à sa façon, Melvin qui s’entendait à merveille avec ses deux baby-sits, la télé et la PS, elle allait pouvoir prendre un peu plus de temps pour sa fille. Finalement la prise d’autonomie en force de son grand, ça pouvait avoir du bon !

Jérémy en déconfinement organisé avec ses potes, ça avait arrangé un peu les choses… Mais un peu seulement. Melvin râlait que son grand frère puisse voir ses copains alors que lui ne pouvait pas inviter Jim. Jim, c’était son meilleur pote de l’immeuble. De l’école aussi ! Le problème, c’est que la famille de Jim respectait moins le confinement. Enfin, la maman trouvait. Mais c’est vrai qu’on ne sait par quel miracle, les deux gamins, si turbulents quand ils étaient seuls, passaient des journées entières sans qu’on ne les entende une fois qu’ils étaient à deux… Peut-être que ça serait bien qu’ils puissent aussi se voir… Peut-être que ça leur ferait du bien. Que ça leur remonterait le moral. Que ça adoucirait leur caractère un rien survolté de ces dernières semaines… Mais elle ne leur avait pas encore dit oui…

Maman a dit : « Quand la dernière voiture sera à la hauteur du magasin de chaussures, j’y vais ! »…

Pour l’instant, c’était Sonia qui était sa préoccupation principale… Elle restait bien enfoncée dans sa dépression… Même si elles avaient recommencé à se parler… à vraiment se parler. Maman passait presque deux heures dans sa chambre tous les jours… Et Sonia lui disait des choses… Pas faciles. Et le fait d’être enfermée comme ça, ça ne l’aidait pas… Elle parlait… Mais elle ne mangeait toujours pas… parfois un bout de tartine, parfois un biscuit… Parfois un fruit… qu’elle ne terminait même pas…

Jérémy était parti, emportant avec lui un sac poubelle qui servirait à ramasser les crasses qu’ils avaient laissées sur le toit. Maman avait rouspété pour la forme. « C’était toujours ses sacs qui servaient pour entasser les ordures du toit. Les autres pouvaient bien payer un sac aussi » ! En même temps, elle était fière de son grand qui prenait ses responsabilités et gérait leur espace tout là-haut.

Une demi-heure était à peine passée que Jérémy est rentré en courant. « Le Mac Do est ouvert ! ». « Le Mac Do ? on peut aller au Mac Do ? ». Melvin sautait sur le divan en criant « Le Mac Do, le Mac Do ! »…
Jérémy avait expliqué. Il venait d’entendre à la radio que les Mac Do avaient eu l’autorisation de rouvrir leurs drive… Ils avaient regardé par la fenêtre… Le M jaune brillait au loin. « Le seul problème » qu’il avait dit Jérémy, « c’est que tout le monde voulait y aller et que les files étaient longues ». Ils avaient aussi dit ça à la radio. Du balcon on ne voyait pas bien s’il y avait une file au loin. Jérémy avait filé et était revenu quelques minutes plus tard. Avec une paire de jumelles. Celles de son ami Joachim dont ils se servaient habituellement pour essayer de repérer les filles qui se déshabillaient dans les immeubles voisins… Les lunettes confirmaient l’info de la radio… ça bouchonnait pas mal par là-bas…

Maman a dit : « Quand la dernière voiture sera à la hauteur du magasin de chaussures, j’y vais ! »… Et Melvin de sauter de plus belle sur le sofa… dont on se demandait combien de temps il allait encore tenir ! Sonia était aussi sortie de sa chambre… Un tout petit sourire se dessinait sur son visage creusé…
La commande était notée. Et les deux mecs se relayaient pour surveiller le magasin de chaussures. Ça faisait trois fois que Melvin criait victoire, mais à tort. La quatrième fois était la bonne. Jérémy confirma. Maman descendit prendre sa vieille Golf. Le moteur démarra au quart de tour, malgré le long repos du confinement.

Une heure plus tard, Maman déposait sur la table de la cuisine deux big king, un chiken barbecue, deux blue cheese and bacon, un spicy ranch et deux p’tits wrap ranch… plus 6 grandes frites, deux grands cocas et deux grands fantas. Puis tous se sont assis et ont commencé à manger.

Les yeux brillaient. C’est fou comme un burger peut changer l’ambiance dans un petit appartement confiné. C’est fou comme un burger peut rendre les gens heureux dans une famille. On ne croirait pas hein ! Jérémy dégustait. Melvin engouffrait dans sa bouche heureusement trop petite que pour tout engloutir d’un coup. Sonia, elle aussi mangeait… Oui, Sonia mangeait. Maman avait compris. Ce n’était pas parce que c’était bon, même si c’était bon… Mais c’était festif et familial… Et si ce n’était pas que de ça dont la gamine avait besoin, de ça, elle avait besoin aussi. Et Maman de sourire en admirant sa petite famille. Jérémy vit le sourire. Il attrapa doucement sa Maman par l’épaule et lui embrassa tendrement la tempe…

Marc Chambeau

Enseignant à l’Institut Cardijn-HELHa, actuel président de l’Asbl la Fédération des Maisons de Jeunes (la FMJ, membre de la COJ,) Marc Chambeau a publié, sur Facebook, des récits imbibés des aléas du confinement « Covid-19 ». Certains ont été republiés ensuite sur différents blogs littéraires (Les Sentinelles). Des récits tendres et émouvants « à la Dardenne » zoomant sur des vies touchées (les vieux, l’étudiante, le mari, l’infirmière, la caissière, le travailleur social, l’animateur de maison de jeunes, le voisin, le flic, le jeune, le sdf, le détenu…). Presque un recueil de nouvelles esquissant finement des réalités sociales et humaines de ce que nous avons vécu. Merci à lui.